« Il faudrait d’abord désintoxiquer les mentalités, remettre les pendules à l’heure, et surtout placer les individus face à leurs incontournables responsabilités. »
1 - Approche contextuelle et notionnelle
Instruction et enseignement formels
Un regard quelque peu attentif sur les conditions actuelles de l’enseignement officiel en Afrique francophone, apercevra des situations dont la conjonction et le regroupement surprennent ou défient parfois un entendement occidental. Des cohortes imposantes cheminent quotidiennement et dans tous les pays, vers les établissements scolaires. A ces espoirs individuels et collectifs fondés sur l’école, les apprentissages et les savoirs, il est actuellement répondu par l’insuffisance et la pénurie.
Il semble en effet [Bolya, 2002] que dans leur grande majorité, les gouvernements africains n’ont pu jusqu’à présent investir sur un système éducatif adapté et libéré d’un passé contraignant et sclérosant. Ils ont bien souvent d’autres priorités : organiser et défendre d’abord leur propre survie, centrer leurs efforts sur l’économique en restant dans les bonnes grâces des financiers internationaux et montrer leur capacité à faire de la démocratie, à leurs « amis » étrangers et protecteurs.
Seront ici énoncés quelques phénomènes qui peuvent servir de marqueurs et de critères allant dans le sens de ce qui vient d’être mentionné :
- Développement peu contrôlé par l’État de structures privées gérées par des églises, des associations ou des communautés villageoises.
- Infrastructures trop peu nombreuses, mal distribuées et peu fonctionnelles : Classes et bâtiments scolaires sous équipés accueillant un nombre d’élèves qui interdit à ces derniers une autre position que l’immobilité silencieuse [1].
- Personnel parfois « désigné-volontaire [2] » souvent peu préparé et mal reconnu, dans son salaire et dans son statut, dont l’absentéisme (individuel ou pour fait de grève) condamne certaines années à être "blanches [3]" et leurs élèves à recommencer.
- Redoublements et abandons laissent de côté des pans entiers de classes d’âge effectivement scolarisables mais qui, sortant de l’inachevé, n’auront plus pour l’école d’intentions aussi bien éclairées.
- Absence ou refus pour ces classes d’âge de jouer leur rôle de grands frères sur lesquels peuvent s’appuyer les plus jeunes. Et difficulté pour les parents de s’inscrire dans une dynamique positive et d’encouragement.
- Réussites individuelles obtenues après de nombreux sauts d’obstacles, distance physique et distance symbolique entre l’école et la maison. Récompensées par un gonflement ponctuel de la position au sein de la famille, du quartier et du village, et suivies par la déception, l’inappétence et l’ennui. Diplôme sans travail, instruction sans fonction, éducation sans emploi.
Le jeu social, en attente de résultat, participe également de cet échec. Patienter sans (s’) exclure devient l’enjeu premier de la morale familiale, réduite aux acquêts [N’Diaye, 2001]. C’est ainsi que dans certains pays d’Afrique centrale [4], les quotas d’enfants scolarisés n’ont que très peu progressé depuis 10 à 17 ans [5]. Une des explications actuelles de ce phénomène, qui contredit les annonces officielles des multi partenariats, n’est pas seulement les difficultés accrues pour offrir aux enfants les moyens de se scolariser pendant les deux années de la pandémie [6], mais également, le déficit récurrent de l’image de l’école dans la population, adulte et jeune confondus.
Les coopérations, bilatérales ou multilatérales, quant à elles, soucieuses d’améliorer à la fois leur image et ce qui est repéré comme insuffisant ou indigent, envoient sur les capitales des experts auxquels sont confiées des missions d’analyse et de reformulation (programmes et pédagogies). En quelques semaines, ceux-ci vont sortir un rapport dont l’armature est généralement préconstruite (copiée du précédent, écrit dans le pays précédemment visité).
Les conclusions seront fonction des quelques entretiens obtenus avec des responsables nationaux. Ces derniers n’auront ni le temps ni l’envie d’introduire leur hôte à des perspectives étrangères à celles déjà entraperçues lors de la lecture du "pré-texte" d’opportunité, qui annonçait sa venue et qui dessinait également perspectives et engagements. En conséquence, peu de retour et peu d’effet, si ce n’est quelques cartons [7] échangés et un secret espoir pour l’accueillant de n’avoir pas déçu et de pouvoir être à son tour, un jour sollicité en partenariat pour intégrer un possible projet.
De la permanence des questions sans réponse à la faiblesse des moyens, seule reste l’impression du déjà entendu et peut-être celle d’un malentendu voire d’un sentiment d’impuissance partagé.
D’autres indicateurs mériteraient d’être proposés à la réflexion, par exemple l’inégalité des chances existant entre les élèves « du public et ceux du privé » (confessionnel ou étranger), la corrélation entre la durée du parcours scolaire et la région d’origine (résistance ethnique ou ancienneté de la pénétration étrangère), mais aussi entre cette même durée et l’identité sexuelle... Au risque de perdre en pertinence et en approfondissement, nous nous contenterons en première approche de ces trois éléments de constats : 1) des investissements budgétaire et éthiques insuffisants, 2) des conditions de travail peu acceptables et 3) une image de l’école ternie.
Avant de poursuivre, une double remarque s’impose. Parler de faibles moyens mis à disposition des publics-cibles de l’éducation en Afrique n’implique pas de refuser de tenir compte des progrès très importants de la part "Education" dans les budgets nationaux pendant les deux dernières décennies. Mais les moyens mis à disposition, tout augmentés qu’ils soient, se glissent dans les mêmes modèles et les mêmes pratiques que celles et ceux apprises et retenues du Nord, en faisant montre de peu de remises en question, dans les différents niveaux d’enseignement ou les filières, leurs contenus, les approches et les évaluations.
2-Du formel à l’informel : un questionnement
Les constats précédents interrogent l’efficacité et l’autonomie actuelles des espaces scolaires et d’éducation formelle dans les pays africains subissant les influences exogènes liées à la francophonie [8]. Ceci étant, un autre phénomène intervient, qui donne à côté des dispositifs mis en place à l’initiative des États ou des institutions privées, confessionnelles pour leur grande majorité, une autre image de ce que peut être une dynamique éducative différente. Et ce phénomène renvoie à d’autres modes de transmission, d’apprentissa"Cette expression est employée pour spécifier une situation vécue par des enfants qui ne connaissent dans leur quotidien qu’un lieu d’apprentissage et de formation, la rue, et corrélativement, pour évoquer l’impéritie du système scolaire, qui ne satisfait pas à toutes les attentes et oublie de nombreux enfants sur les berges et sur les trottoirs.ge et de gestion du quotidien que ceux habituellement retenus comme pertinents par l’occident et son orthodoxie sociétale. Il est donc nécessaire d’aller plus avant dans le questionnement si nous voulons percevoir de façon moins parcellaire et plus générique les espaces éducatifs actuellement présents dans les territoires africains.
C’est en effet à partir d’un autre regard, moins fixé sur les modes, méthodes et stratégies traditionnelles de l’instruction scolaire, que peuvent être entr’aperçus ces autres modes éducatifs. Cette autre approche peut mettre en évidence la présence dans la plupart des capitales africaines, d’un ensemble de regroupements d’enfants et de jeunes, appelé généralement « bandes », issus pour la plupart de populations scolarisables, mais qui restent en dehors des circuits scolaires habituels. Cette marginalité peut être repérée comme majoritaire, puisqu’elle représente l’ensemble de celles et ceux n’ayant pas accès à l’école. Elle peut être qualifiée d’active, puisque, loin de regarder passer les cigognes celles et ceux qui en font partie s’essaient à de multiples débrouilles, entre façons et contrefaçons. Elle peut également être regardée comme faisant partie et alimentant un espace éducatif car elle témoigne des multiples ressources éducatives qui participent de la construction sociétale, tout autant sinon plus que celles utilisées dans les dispositifs et systèmes formels.
On peut donc d’ores et déjà faire l’hypothèse qu’au-delà des maigres ressources mises à disposition des enfants par l’école, une autre organisation est présente, qui pallie aux faiblesses et aux manques institutionnels. Cette organisation peut se lire et se faire voir comme la mise en pratique d’un ensemble de transmissions et d’apprentissages qui assurent survie et développement, tant individuels que collectifs. Et si on se réfère au sens du mot en faisant appel à son étymologie, educare, « nourrir et prendre soin », on peut alors parler ici d’éducation. Et cette éducation, telle un construit élaboré dans les champs vastes et diversifiés des actes qui remplissent l’ordinaire et le quotidien, renvoie à tout ce qui se passe ailleurs qu’à l’école, et modèle au jour le jour, sans forcément utiliser des stratégies très élaborées, la part la plus significative de la société africaine. C’est ainsi que la société africaine ne se reconnaît plus aujourd’hui dans la campagne, qui ne lui offre que des possibilités de reproduction et de mimétisme, en circularité, mais qu’elle se construit en ville, et dans la rue [Vieille-Grosjean, 1994].
Ecole de la rue, familles de la rue, réseaux d’insertion et de professionnalisation, l’ensemble des critères de socialisation fonctionnent, en rapport avec des codes et une déontologie interne qui organisent les rapports et les relations de voisinage, mais indépendants des diktats scolaires et sans l’appui des morales et des religions. Alors, doit-on laisser évoluer des situations et attendre qu’un équilibre se crée pour que d’eux-mêmes se régulent les actes et les acteurs ? Ou tenir compte des inquiétudes des tenants de l’ordre et de la sécurité sociétales devant la généralisation de phénomènes qu’ils ne contrôlent plus ? Et ainsi réinventer les éducateurs de trottoirs et de quartiers, pour un mieux-être ou un moindre mal, éviter que se multiplient les exactions, les délinquances et la violence ? Cela au risque de négliger toutes ces énergies vitales arrachées aux peurs et aux délitements, pour les remettre entre les propositions et les interventions d’agents intermédiaires qui tout en refusant d’asseoir leur légitimité sur une écoute du cœur opérant de la cité, vont permettre nolens volens à d’autres exactions et d’autres violences « légitimes » de perdurer.
La question reste posée encore aujourd’hui, lorsque continuent de s’installer O.N.G.et associations financées par le Nord, et dont les contrats qu’ils passent avec les autorités et les gouvernants consistent bien souvent à œuvrer pour la préservation d’un équilibre social et sociétal que ces derniers ont tout intérêt à voir se maintenir pour s’autoriser à rester.
L’éducation de la rue et dans la rue
Comme il vient de l’être précisé, la société africaine ne se reconnaît plus dans sa campagne et le monde rural qui représentait encore il y a moins d’un siècle 80% de la population globale, fait face aujourd’hui à de multiples et récurrentes migrations de sa jeunesse dans les cités urbaines.
Les différentes initiatives prises par les populations rurales pour « garder les enfants sur la terre familiale » [9] n’empêchent pas les déplacements nombreux vers la ville, de ceux que l’on envoie pour continuer à apprendre à l’échelon supérieur, ou de ceux qui veulent fuir une pression familiale trop forte et profiter d’autres acquis et d’autres respirations. Dans l’un et l’autre cas, un adulte est souvent sollicité pour prendre en charge le suivi, le coucher et le couvert. Les tuteurs ayant également famille à charge et souvent peu de marge de manœuvre pour répondre aux attentes de leurs cousins ruraux, n’ont pas toujours la possibilité de résister à l’essoufflement d’une solidarité qui peut perdre assez rapidement sa coloration obligatoire quand elle affronte la cité urbaine et ses problèmes.
C’est ainsi que dans toutes les capitales africaines, et dans les nombreuses et nouvelles cités urbaines, il est fréquent de rencontrer entre gares, rues et échoppes, un nombre impressionnant de jeunes et d’enfants, dont la place serait probablement à l’école, mais qui remplissent mille services aux habitants, en transports, livraisons et constructions [10]. Ces enfants, de la rue et dans la rue, sont parfois isolés de leur famille ou de la cellule adulte l’ayant remplacée. Que ces isolements apparaissent comme provisoires ou définitifs, ils interrogent et mettent en péril l’image de l’enfant dans la société africaine et le statut qui lui était jusqu’à présent réservé [Erny, 1995]. Il est donc important d’essayer de comprendre ces situations qui contredisent l’opinion communément admise et ses représentations : l’enfant ou le jeune ne vit plus de la vie préservée et entourée, comme héritage à protéger et valeur essentielle pour la survie du groupe, mais se retrouve séparé de ses géniteurs et finalement abandonné.
Cette nouveauté sociologique, que l’on peut également traduire par « jeunesse en difficulté » est ainsi depuis quelques années l’objet central de rencontres et séminaires. Dans ces rassemblements se retrouvent parfois les partenaires engagés dans la réflexion et les actions de développement, et en particulier celles traitant des questions de scolarisation et d’éducation dans les pays du sud, africains par exemple [11]. Il est alors fréquent d’entendre parler d’école de la rue [12]. Cette expression est employée pour spécifier une situation vécue par des enfants qui ne connaissent dans leur quotidien qu’un lieu d’apprentissage et de formation, la rue, et corrélativement, pour évoquer l’impéritie du système scolaire, qui ne satisfait pas à toutes les attentes et oublie de nombreux enfants sur les berges et sur les trottoirs.
De fait, les villes et leurs rues sont très fréquentées par une population nombreuse, ayant les mêmes caractéristiques identitaires que celle destinée à l’école, et quantitativement plus importante. C’est donc à l’école de la rue que ces enfants et ces jeunes suivent leurs classes et font leurs apprentissages. Situations diverses et confuses vécues par des marginaux qui sont soumis très tôt aux lois du marché et de la survie : la rue impose la mobilité et la transgression et toute légitimité s’acquiert dans des espaces à conquérir et dans une temporalité qui ne se décline qu’au présent [Coppieters’t, 1992]
C’est ainsi qu’en face d’un système qui ne sert qu’une faible partie de son public potentiel, et qui le sert bien mal, se met en place un autre fonctionnement éducatif, marginal celui-là, mais dont les acteurs et le public s’appliquent à apprendre et jouer des rôles qui tout surprenant qu’ils paraissent, sont peut-être plus en adéquation avec les histoires qui sont les leurs et les géographies qu’ils habitent.
Dans les cités urbaines, tout se passe en effet comme si la rue produisait elle-même du savoir, en apprentissages progressifs, contrôlés et qualifiants. La rue deviendrait alors (ou serait devenue), en plus des autres fonctions distributives et informatives qu’elle remplit, et des formes de socialisation qu’elle produit, le lieu d’apprentissage, d’enregistrement, de modélisation de certains savoirs, proposés / imposés par leurs détenteurs maîtres à faire et à penser, à des disciples, charge à ces derniers de remplir certaines conditions pour en profiter et les utiliser. Les lieux occupés sont les voies et les trottoirs, les étals et les échoppes ; les maîtres, les adultes ou les aînés, et les élèves, les jeunes et enfants fréquentant les uns et les autres.
D’une part, nous avons vu qu’il s’agissait d’une population importante, ayant les mêmes caractéristiques identitaires que celle normalement destinée à l’école, et quantitativement plus nombreuse que celle fréquentant les intermittentes périodes de scolarité [13]. Et pourtant, ces enfants apparaissent dans la sphère des désignations et représentations collectives, comme des marginaux. Ceci étant, puisqu’ils représentent un coefficient très important de la population scolarisable, on pourrait les apercevoir comme des marginaux majoritaires, expression paradoxale s’il en est et sur laquelle nous reviendrons plus avant.
3-Marginalités
L’école est évidemment interrogée fortement par ce constat puisqu’elle ne servirait en fait actuellement qu’à assurer la formation d’une minorité et qu’elle se trouve donc, contrairement à sa mission de s’adresser au plus grand nombre, en face des « futures » élites, avec tout ce que ce qualitatif temporel laisse supposé d’inassuré et d’indéterminé.
Le déplacement conceptuel et paradigmatique est alors nécessaire : la marginalité n’est plus où l’on pensait la saisir, au sens numérique tout du moins.
A contrario, si l’on se tourne maintenant vers la définition la plus habituelle de cette marginalité sociale, qui serait le propre d’un individu ou d’un groupe occupant une position décentrée - c’est à dire n’offrant pas toutes les garanties de stabilité et de pérennité, et ne répondant aux attentes et projets d’une société normalisée et structurée, que par des attitudes, des comportements et des aspirations contestés -, nous devons admettre en première analyse, que la population « incriminée », les jeunes de la rue [14], offre à l’évidence les caractéristiques majeures de cette marginalité .
A y regarder de plus près, on s’aperçoit que cette catégorie peut se subdiviser en deux sous-groupes : les personnes n’ayant pas ou très peu connu le temps de la scolarisation, et les sortants d’un parcours scolaire long et diplômant. Les premiers investissent les passages urbains et les territoires des activités en vigueur et en habileté, sans toutefois pouvoir compter sur un investissement dans la permanence et la durabilité. Il n’est besoin que de réactiver quelques images de cordonniers, réparateurs de cycles ou porteurs d’eau, croisés sur les bords des routes ... pour ré- apercevoir cette réalité. Sur un autre plan, d’autres images surgissent qui font apparaître les déambulations sans but et les longues stations de ceux qui ne peuvent profiter d’un passage même réussi par l’école.
Cette jeunesse, nous venons de la spécifier à partir d’une typologie sommaire, en deux grandes catégories. La première renvoie à une marginalité active majoritaire, puisqu’elle comprend les jeunes et enfants ne fréquentant pas le système scolaire, et abandonnés à ce qu’ils feront de leur sort, dans la rue. La deuxième, est plutôt de l’ordre d’une marginalité passive minoritaire, puisqu’il s’agit des lauréats de parcours scolaires, échoués sur les rives de l’inutilité, et dont le seul statut social est de se situer entre une ancienne réussite et un prochain emploi. Les premiers n’ont que le présent, pour oublier et construire, les deuxièmes ne se situent qu’à travers une absence. Les uns tentent quotidiennement de se placer dans des espaces à occuper, et de s’y maintenir par des stratégies de résistance, les autres fabriquent des nostalgies inopérantes et des stratégies illusoires et indéterminées.
La comparaison faite entre les bons élèves ayant réussi jusqu’à se retrouver à attendre sous un arbre que passent les cormorans et le paquet cadeau d’un emploi valorisant et qualifié, et les autres, détournés de l’école par l’ennui de jours sans pain, les perturbations familiales, ou l’inappétence et l’absentéisme de leurs maîtres, cette comparaison nous permet en outre de reprendre quelques constats ébauchés dans d’autres analyses et sous d’autres cieux.
Analogie ?
Ces images peuvent rappeler en effet celles entr’aperçues dans les histoires de migration : des individus et des collectifs opérateurs de changements sociaux, dans leur dynamique d’intégration et de promotion, et à côté d’eux, des victimes subissant l’ostracisme et la discrimination, après avoir cru en l’eldorado. Côté migrations, nous étions déjà en périphérie, certains immobilisés après l’essoufflement du désir inassouvi de retrouver le paradis perdu, et minés par le même sentiment d’échec que les vainqueurs d’une scolarisation prometteuse, d’autres s’accrochant à une marginalité de bon aloi, comme seule alternative de survie, pour progresser dans les arcanes d’une socialisation à la mesure de ses exigences et de ses injonctions.
Tout cela, à une différence près, et de taille, car ce qui avait été enregistré comme processus discriminant et qui participait d’une certaine idée de la victimisation, se joue ici de façon inverse à ce qui se passait au nord, ce sont les enfants victimes qui s’affirment dans des lieux identifiants, et se retrouvent solidaires, à faire tourner une économie du quotidien et les bachelier et autres diplômés qui s’essoufflent à ne rien trouver qui leur conviennent, dans la fonction publique, ou plus modestement, les entreprises privées. Il est donc possible de rassembler dans la même impression, les déçus de l’école et de la migration, pour lesquels l’entreprise de nomadisation, symbolique pour les uns, réelle pour les autres, n’amène que déceptions, mais la société africaine apparaît beaucoup plus ouverte que celle du Nord, puisqu’elle permet aux laissés pour compte de se recréer. Les modes de cette recréation sont contestables, puisqu’ils se situent à un niveau niant les droits des enfants à ne pas travailler. Ceci étant, il ne nous appartient pas de disqualifier ces entreprises au nom de principes exogènes et donc déplacés. Le modèle reste donc plutôt la préservation d’une identité collective et individuelle à travers des stratégies de reconquête de territoires, comme la reconnaissance familiale par exemple [Vieille-Grosjean, 1994].
4-Voyous [15] et enfants de la rue
D’autre part, nous sommes dans l’enfance aux multi-visages et aux multi-usages, et rien d’évident n’apparaît qui permet de poser des balises, de commencer à jalonner les parcours, d’enjeux perceptibles et mobilisateurs.
Ainsi naissent et renaissent les enfants de la rue. Nous pouvons donc poser un prudent et premier constat. S’installant d’une part dans une logique d’utilité commerciale et de service, ils se rendent indispensables à des échanges orchestrés par des adultes dont ils servent les intérêts. D’autre part, s’associant dans une dynamique de débrouillardise collective qui leur évite les surprises répressives et les infamies, ils trouvent dans la rue ce qu’ailleurs, dans les lieux normés et responsables, on ne leur propose pas : socialisation et éducation.
Tout ceci ne va pas sans risque ; la vie de ces enfants et de ces jeunes est sans doute moins à l’abri du danger que peut être celle de la grande majorité de nos enfants, protégés, sécurisés et scolarisés dans des conditions la plupart du temps satisfaisantes. En effet, la rue qui devient très vite le seul lieu-refuge est aussi un espace qu’il faut s’approprier, nonobstant les difficultés à le faire. Présence d’adultes d’abord, qui ne se laissent pas facilement convaincre pour abandonner à de jeunes énergies le peu de travail qu’ils ont réussi à trouver, comme porteurs, maçons, fabricants de briques et monteurs de toits, mais aussi agents de service aux multiples compétences, gardiennages et surveillances, protections et sauvegardes des acquisitions mobilières et mobiles, guet ou prévention. Il est donc la plupart du temps difficile d’ajouter à ce qui est déjà bien tenu en possession, une envie et deux mains non spécialisées, qui ne demandent qu’à apprendre, mais qui doivent payer un tribut. Ce tribut est parfois un service gratuit à accomplir au profit du patron qui gardera un jeune employé à condition que celui-ci soit corvéable, obéissant et discipliné. Il peut être également d’un autre ordre, et défier la liberté d’aller et venir, lorsque l’enfant est attaché à un commerce de jour et de nuit. Il est encore parfois un défi aux lois de la morale et prend différentes formes dont les enfants ont beaucoup de mal à se protéger.
Cette dépendance à l’adulte peut être refusée au prix d’un labeur mettant à contribution les jeunes forces et l’habileté de celles et ceux qui veulent échapper aux diktats parfois irrespectueux voir infamants des adultes. On retrouve donc souvent dans leurs premières années de la vie dans la rue, des enfants porteurs d’eau, qui la distribuent dans les quartiers en manque ou en souffrance, et d’autres qui chargent sur leurs épaules les quartiers de viande attendus par les bouchers. Autre transport assuré, celui des ordures ménagères qui sont enlevées des concessions, autour des gares et des marchés. Le pousse-pousse utilisé est d’abord loué puis acheté avec les quelques économies réalisées. D’autres encore passent leur journée à marcher à la recherche d’une paire de chaussure à faire briller, puis quand ils l’ont trouvée, assis sur leur boite à outils, transforment en de vigoureux passages et frottements les souliers salis ou crottés en miroirs brillants et plus légers, prêts à se tourner vers des rencontres et d’autres plaisirs. Ce travail de cireur est souvent un complément à celui de cordonnier lorsque les chaussures à réparer n’occupent pas toute la journée. Généralement très appréciée du public, cette double activité demande à visiter tous les lieux où se posent et se reposent les pieds fatigués et oblige à parcourir en moyenne 30 à 40 kilomètres par jour. Autre métier pratiqué par cette jeunesse, l’aide apportée à tout commerçant pour lequel ils vont livrer la chose déjà vendue, ou acquise, ou chercher le poisson attendu, en le transportant des pirogues au marché.
De nombreux jeunes se disent passionnés de mécanique-auto, mais ils doivent patienter longtemps avant de trouver une place comme apprenti dans un garage. Les paysans qui alimentent villes et capitales en denrées alimentaires font souvent le déplacement à mobylette ou à vélo. Ils ont parfois besoin de réparations et les demandes peuvent dépasser ce dont peuvent se charger les artisans mécaniciens. Les dépannages sont confiés à de jeunes bricoleurs qui tiennent atelier de jour comme de nuit sous un arbre signalé par un pneu ou une chambre à air accrochés à ses branches.
Les capitales africaines ont une progression démographique qui peut aller jusqu’à 10% par année. On répond à l’insuffisance de logements par la construction de maisons qui demande que soient fabriquées sur place briques en poto-poto ou cuites, et ce sont les jeunes ruraux débarquant de leurs villages qui s’y emploient. Les pratiquants de ce métier sont sollicités quotidiennement. Ce travail se fait toujours par groupe et assure une rémunération permettant de se partager cigarettes, nourriture et boissons. Toujours dans la lutte pour leur survie, un grand nombre de jeunes, filles et garçons vont louer leur service comme domestique et serveur de bar. Ce métier très sollicité se pratique sans aucune formation ni garantie professionnelle et rend illusoire toute possibilité de promotion. Les employés domestiques ou serveurs sont souvent exploités, horaires, conditions et charges de travail, et touchent des émoluments pour une prestation faite sans la base de contrat. Dépendants de leur employeur, ils sont corvéables et sans réels moyens de se défendre, analphabètes venus en ville par exode rural qui n’ont pas les moyens de connaître et de faire respecter leurs droits.
Une autre clientèle attire d’autres activités, celles de gardiennage des véhicules stationnés devant restaurants, bars ou dancings par exemple, ou de guide touristique, amené à renseigner les étrangers de passage, militaires ou touristes. A ceci pourrait s’ajouter également la vente à la sauvette, pratiquée en dehors des zones de marché autorisées et concernant des produits venus par le fleuve ou la forêt, d’autres pays et prisés par la partie plus fortunée de la population locale, ou expatriée. Très différente et ne concernant pas la même clientèle, la récupération d’objets retirés des poubelles ou des décharges, qui sont parfois transformés et revendus aux personnes indigentes : récipients, puisoirs, marmites ou chaussures et bouteilles…
5 – Et demain ?
Sans prétendre à l’exhaustivité, ces quelques exemples donnés plus haut voudraient rendre compte de la dynamique de vie, plurielle et surprenante, dont font preuve les jeunes acteurs urbains, souvent considérés comme marginaux par les agents sociaux et intermédiaires (ONG) en charge de leur intégration sociale. Dans l’ensemble des rapports écrits sur eux, ils passent en effet du statut d’enfants en danger (enfants de la rue) à population gravissant les différents niveaux de dangerosité (jeunes en difficulté). Ils dépassent par leur nombre et les multiples espaces identitaires qu’ils occupent, les possibilités offertes par quelques associations pour leur accueil et leur réinsertion. Ils représentent la majorité d’une enfance et d’une jeunesse auxquelles ont été interdites les portes et les classes de l’école ou qui s’y sont installés trop peu de temps pour en profiter. C’est ainsi que là ou a échoué un premier système appelé scolarité, dont on aurait pu penser qu’il allait progressivement les accepter et les instruire, si ce n’est les éduquer, un second essai, appelé sans vergogne par certains « deuxième chance » et repris par les collectifs d’agents sociaux, les ONG et les associations, peine à les entraîner dans un parcours de réhabilitation, plus sécure et mieux achalandé. C’est donc à eux et à eux seuls, qu’il revient de s’inscrire dans les espaces prévus pour eux, en services et activités liées à l’économie informelle, pour s’approprier peu à peu d’autres territoires, qui leur donneront d’autres droits et le bénéfice d’une identité qu’ils auront construite et qu’ils revendiqueront comme légitime. Cette mue ne se fera pas sans heurts et incompréhension de l’autre partie, plus aisée et plus tranquille, de la population mais il sera nécessaire que les collectifs représentant la société civile puissent ouvrir le chemin, bâtir des ponts et entraîner avec eux les intelligences et les volontés.
Quelques Références Bibliographiques
- Banque Mondiale, sept.2020, Rapport sur le développement dans le monde.
- Bolya, B. 2002, Afrique le Maillon faible, Paris : Le serpent à plumes.
- Bouziane, A. 1997, Les enfants des rues de Fès, Unicef
- De Negroni, F. 1992, Afriques fantasmes, Paris : Plon
- Coppieters’t, R. 1992, Jeunesse marginalisée, espoir de l’Afrique, Paris : L’harmattan.
- Diaye P.N. 2001 « L’effet des politiques budgétaires sur l’activité : une fonction des conditions conjoncturelles et du régime budgétaire ? », Economie et prévision, n° 147.
- Erny, P. 1995, Ethnologie de l’Education, Paris : L’harmattan.
- Kabou A . 1991, Et si l’Afrique refusait le développement ?, Paris : L’ Harmattan
- Unicef, Rapport Pays, Mics-Eagle Tchad 2022.
- Vieille-Grosjean, H. 1994, « L’école de la rue : la réappropriation d’un modèle ? » in Cahiers Pédagogiques, N’Djamena, 9p.
- Vieille-Grosjean, H., 1995, Je fais dans le débrouillard, N’Djamena.
[1] De nombreux collège au Burkina Faso accueillent actuellement (2009) entre 80 et 120 élèves par classe.
[2] Cf. la politique actuelle « d’occupation » des jeunes diplômés dans certains pays comme le Niger par exemple.
[3] Blanche, comme peut l’être également la couleur du malheur, de la mort et du deuil, ou du démon dans la plupart des pays africains.
[4] « La proportion d’enfants qui ne fréquentent pas l’école dépasse en moyenne les 62 pour cent pour les tranches d’âges de 3 à 17 ans, et en moyenne les 55 pour cent pour les enfants de 6 à 15 ans, qui correspond à la tranche d’âge pour laquelle l’enseignement fondamental est obligatoire », Rapport Pays, Unicef, Mics-Eagle Tchad, 2022.
[5] Parmi les dix pays affichant les taux de scolarisation les plus faibles, 9 sont africains : Soudan, Centrafrique, Niger, Tchad, Mali, Guinée, Burkina Faso, Liberia et Éthiopie.
[6] « Using a database jointly developed by the World Bank and the UNESCO Institute for Statistics, calculations from learning assessments and enrolment information determined that 53 % of children in low- and middle-income countries cannot read and understand a simple story by the end of primary school. In poor countries, the level is as high as 80%. », [Banque Mondiale, 2020].
[7] Cartes de visite.
[8] En Afrique Centrale, la tentative de préservation de la langue et de la culture française est orchestrée par le pouvoir en place et son Pygmalion français, qui s’appuient sur une histoire coloniale d’imposition et de domination [De Negroni, 1992].
[9] Cf. plus avant.
[10] Enfants travailleurs assurément, qui semblent mus par une force de vie qui dépasse largement les énergies pouvant être dépensées par un adulte bien nourri, pour se déplacer ou discourir, dans la chaleur écrasante de la fin de la saison sèche ou après les gluantes respirations de la pluie.
[11] Pays appelés généralement « en voie de développement » ou « à vocation d’émergence ».
[12] Apparue fin des années 1980, cette expression a été largement utilisée et commentée dans les colloques rassemblant au Nord les acteurs de la coopération, étatique et para-étatique (colloque Jeunes Vill"Cette expression est employée pour spécifier une situation vécue par des enfants qui ne connaissent dans leur quotidien qu’un lieu d’apprentissage et de formation, la rue, et corrélativement, pour évoquer l’impéritie du système scolaire, qui ne satisfait pas à toutes les attentes et oublie de nombreux enfants sur les berges et sur les trottoirs.e Emploi –Paris 1 oct. 1992 par ex.) ou ceux de la société civile (Forum international « paroles de rue » -Bruxelles nov.2002), ou dans les études faites au Sud [Vieille-Grosjean,1995 ; Bouziane, 1997].
[13] Cf. Les statistiques des taux de scolarisation qui paraissent chaque année dans les rapports de la banque mondiale par exemple.
[14] Appelés également dans les discours des organisations internationales –UNESCO et UNICEF par exemple – « enfants en situation difficile », ils sont parfois distingués par les praticiens-chercheurs (Orstom, Enda) selon deux catégories, enfants Dans la rue, et enfants DE la rue. Les premiers nous dit-on, fréquentent temporairement les courants d’air et sont liés par leurs activités à l’économie populaire. Les seconds vivent en permanence dans les lieux abandonnés à la débrouillardise et aux expédients. Cette typologie nous paraît peu pertinente, eu égard aux mobilités qu’elle obère et aux processus de changement situationnels qu’elle oublie, et qui concernent une diversité de jeunes beaucoup plus large, entre autres scolarisés.
[15] Voyou : « de voie, celui qui court les rues », 1830, Larousse