« Si tout ce qui change lentement s’explique par la vie, tout ce qui change vite s’explique par le feu. » [1].
La recherche en éducation est interpellée depuis quelques années par un phénomène adjacent mais grossissant, et qui rassemble autour de lui les questions et les angoisses des professionnels de l’école [Charlot B. ; Emin J.Cl. 1997]. Les cours de récréation, les couloirs et les classes sont en effet des lieux occupés par d’autres rapports que ceux traditionnellement admis comme réparateurs ou éducatifs, et les sérénités sont mises à mal par une violence verbale et gestuelle qui étonne et blesse d’autant plus qu’elle apparaît comme imprévisible, incontrôlable et répétitive. [BACHMANN et LEGUENNEC, 1996].
Cette violence scolaire fait l’objet de nombreuses mesures tendant à renforcer les aspects réglementaires et à garantir la sécurité des personnes, elle permet également de désigner les autorités, défaillantes, et les individus, non désirables [DEFRANCE, 1999] Elle autorise enfin la tenue de rassemblements porteurs de réflexions et d’initiatives orientées vers la création d’espaces de dialogue et de prévention [2].
L’école se protège, et le territoire qu’elle occupe n’est pourtant pas pour l’instant envahi par les instincts non retenus et dévastateurs de la barbarie. Cependant, si les espaces scolaires sont encore repérés comme ceux bien ordonnés de l’instruction et des apprentissages, ses publics et les quartiers dans lesquelles certains groupes scolaires sont implantés, ne profitent pas des mêmes avantages. Ils sont aujourd’hui aux prises avec des expressions peu orthodoxes et destructrices qui doivent mobiliser les attentions des éducateurs et de ceux dont le métier et la mission est de garantir à tous un juste et structurant accès aux connaissances et à la maturité sociale [DUBET et LAPEYRONNIE, 1992 ]. Il est donc du ressort du chercheur de s’intéresser à des phénomènes qui, s’ils ne concernent pas directement l’intérieur des grilles ont des incidences fortes sur les relations, et les enseignements. Qui plus est, l’école étant intimement liée, par ses acteurs, ses partenaires et ses contextes, à la vie du dehors, l’importance grandissante que prennent certaines formes de refus des chemins de la socialisation devrait mobiliser les analyses et les énergies. .
Nous nous arrêterons donc sur un aspect de cette violence, qui s’exerce dans certains quartiers à l’encontre du matériel automobile, pour montrer en quoi ce type de pratiques peut nous interroger, dans son rapport même avec l’éducation. En effet, la démesure exprimée par les deux formes de violence, insultes ou attaque physique du maître à l’école, et incendies de voitures, est probablement un appel à repenser les contrats sociaux et leurs enjeux, en complémentarité éducative et dans nos pédagogies [LEPOUTRE D.1997].
Contextualisation : O tempora, o mores (autres temps, autres mœurs)
Les différentes et récurrentes questions posées par les mouvements incontrôlables de jeunes habitants dans certains quartiers suburbains trouvent un mode d’expression dramatique et angoissé lorsqu’elles interrogent les pratiques incendiaires qui s’attaquent aux véhicules depuis quelques années.
Ces comportements destructeurs semblent en effet désobéir à toute logique et à toutes les traditions liées à l’expression d’une jeunesse se libérant de son enfance pour accéder à l’âge adulte. Il ne s’agit plus seulement par exemple de rodéos mettant en présence des conducteurs inattendus qui s’emparent de voitures empruntées pour défier les règles de la bonne conduite, prouver l’inutilité d‘un permis coûteux et rivaliser de performances téméraires et dangereuses. Nous sommes loin également des défis à la vitesse où se mêlent bravades « inconscientes » et pugilats mécanisés. Ces actes, les analyses des experts et les médias les ont souvent interprétés comme les suicides inavoués d’une génération en mal d’espoir et en recherche d’une impossible conquête de la renommée ou de l’immortalité [3].
Il n’est plus seulement question d’autre part de guérillas urbaines attaquant par les pierres les véhicules des représentants d’un ordre et d’une police de proximité interpellée dans sa mission et son statut de défense de privilèges inaccessibles et considérés comme indus. Il ne s’agit plus, enfin, de bris de vitre et de vol de voitures, prises dans des parcs et des rues habitées par une population mieux dotée et mieux protégées. Le stade de la provocation est dépassé, qui rappelait conjoncturellement à ceux qui avaient le plus, que rien ne leur était donné absolument et acquis définitivement [JAZOULI, 1995]
Réponses et tâtonnements
Le feu provoqué par ces incendies est-il, comme le dit G. BACHELARD, l’explication d’un autre changement, rapide celui-ci, et dont la vitesse n’a pas permis aux radars des acteurs, et des observateurs de l’identifier et de le maîtriser ? Il semblerait que ce soit le cas, puisque aucune des mesures prises jusqu’à présent, elles furent nombreuses, et adressées à différents sujets, n’a réussi à limiter ou à endiguer ce qu’il faut bien appeler un phénomène non maîtrisé, puisque son apparition, sa visibilité aveuglante et sa fulgurance échappe encore aux catégorisations et aux remédiations.
Les réponses successives et parfois coordonnées participent pourtant d’une réelle recherche de solution, et ceci, qu’elles s’inscrivent en terme de prévention ou de répression. En effort de prévention tout d’abord, par la prise en compte d’un problème social demandant à être résolu pour le bien de ceux qui semblent indiquer en le posant, leur souffrance et leur désespérance [4]. En mesure de répression également, par la mise en place d’un outil d’évitement et de lutte contre un nouvel axe de dangerosité sociale mettant en péril une assise géopolitique et sa légitimité. Pour ce faire, l’ensemble des « partenaires sociaux », auxquels pour une fois, ce qualificatif convenait, sont mobilisés.
Il fut d’abord question, par exemple, une fois le premier émoi dépassé, et les premières condamnations prononcées, d’agir au-delà de la réassurance sociale et de proposer une fête à ceux dont on pensait que leur principale raison d’illuminer le ciel urbain était de répondre aux explosions festives artificielles organisées dans d’autres secteurs et par d’autres allumeurs. Cette préoccupation voulait témoigner d’un souci bienveillant de réduire pour un soir la distance économique, et d’intégrer sur un mode festif préparé à leur mesure, les populations tenues à l’écart des expressions dépensières et consuméristes de différentes formes de loisirs et d’intérêts. Un appel fut lancé à ceux des travailleurs sociaux, coutumiers du fait [5], qui pouvaient animer en périphérie des fêtes reproduisant à moindre coût les espaces et les expressions culturelles occupées par le Centre et gérées par ses habitants.
Ces mesures préventives sont généralement accompagnées, précédées ou suivies de mesures répressives, depuis le renforcement des rondes et des contrôles, jusqu’à l’embauche d’autres et divers veilleurs et surveillants de la tranquillité publique, en passant par la mise en évidence, par un traitement judiciaire rapide en flagrant délit, des quelques arrestations effectuées dans le périmètre incriminé.
De la démonstration...
Après les décisions interventionnistes, prises souvent dans l’urgence et dans un contexte de crise, vinrent les analyses, dont le rôle premier fut de donner aux différentes dispositions prises un semblant de justification et d’adossement théorique. Les expertises permirent l’apparition d’experts, dont la légitimité fut d’autant plus vite reconnue qu’ils surent répondre aux attentes et aux besoins pressés des responsables et des mandats.
Pour les plus optimistes des analyseurs, ces flammes allumées correspondent au désir de faire monter aux cieux des étincelles et des flamboiements comparables à ceux déclenchés sur les balcons des places en vue, par les feux d’artifice, en se servant de l’instrument le plus disponible, le plus inflammable et le plus volatil et des moyens les moins dispendieux, à la portée de la première envie et de la plus simple technique.
Pour d’autres, ces actes renverraient à une provocation orchestrée par un esprit malin ou un collectif en bande et à l’affût d’une reconnaissance sociale interne, pour assurer une domination de voisinage et provoquer un pouvoir mal accepté, trop prégnant ou trop distant. Autre hypothèse, celle qui interroge le cri silencieux ou inaudible de revendications ou d’appels contre la mal vie, qui se transforme en démonstrations visibles dont la force symbolique s’accorderait mal d’un simple traitement parcellaire, de la cécité ou de la partialité.
...Au tournoi.
Autre interprétation, celle considérant que les différents feux seraient allumés pour voir, se voir et se faire voir, dans l’obscurité malfaisante et anonymisante d’espaces bétonnés et aveugles, en arguant que les faiseurs de torches sont eux-mêmes les antonymes des éteigneurs de réverbères de nos antiques et premières urbanités. Cette dernière analyse semble être assez en accord avec le déroulement évènementiel et son inscription dans le temps. En effet, a ces premiers instants de la recherche d’une autre visibilité sociale par le feu, vont succéder d’autres moments et d’autres bûchers, allumés de cités en cités, en démonstrations concurrentielles et successives, de force et d’intensité. Une compétition qui fut elle aussi interprétée : Aux réputations locales fondées sur l’excellence d’une équipe de sport ou d’un champion, répondraient les références fondées sur le nombre de véhicules incendiés, et lancées comme un défi à tous ceux qui se montreraient intéressés.
On pourrait ajouter foi à ces pistes de travail, si les interprétations qu’elles proposent avaient une quelconque valeur heuristique, c’est à dire si leurs conclusions permettaient une avancée compréhensive du phénomène ou l’ébauche d’un premier traitement ; Il n’en est rien, les discours se suivent, les feux continuent, et les principaux intéressés ne sont interrogés que dans l’enceinte d’un tribunal ou l’arrière salle d’un commissariat.
Du miroir renversé...
Or il semble que jusqu’à présent on ait eu quelque difficulté à mesurer la valeur identificatoire et incantatoire de ce type d’actes, et leurs effets, dont la portée dépasse la simple atteinte aux biens, et dont la gratuité ne peut s’expliquer par le simple désir de destruction. De nombreuses enquêtes ont montré comment et pourquoi les jeunes habitants des quartiers situés dans les alentours de nos villes, s’identifiaient à leur barre, leur immeuble ou leur coin de rue, et quelle incidences pouvait avoir ce processus d’identification dans ses différentes étapes, et vis à vis des différents protagonistes de l’habitat « social » amenés à se rencontrer sur les lieux publics ou semi-publics.
Il est donc paradoxal, à première vue, qu’en face d’une dynamique d’identification qui montre tous les jours son importance et son efficacité, à priori lorsqu’il s’agit de défendre un territoire ou de le valoriser par rapport à l’extérieur, on assiste à une destruction d’automobiles. Elles représentent en effet les parties les plus marquantes et les plus revendiquées de l’extériorisation et de l’expression sociale, puisqu’elle sont à la fois le seul moyen de différenciation et les outils les plus à même de permettre à ceux qui les possèdent, d’accéder à la mobilité et à la sortie d’une enclave non désirée. Qui plus est, la voiture étant également le seul lieu permettant individuation et intimité, on comprend mal pourquoi certains arrivent à brûler ce qu’ils ont adoré [6], en portant leur choix sur des véhicules appartenant au groupe auquel par ailleurs ils revendiquent appartenir, sans que puisse être incriminée une folie passagère, ou l’ivresse subséquente à des consommations diverses et irraisonnées.
Comme le dit C. PÉTONNET, « nous sommes tous dans le brouillard », et aucune réponse convaincante n’est encore apportée, qu’elle s’origine d’expertises commanditées, ou des paroles explicatives de ceux là mêmes qui ont participé à ce rituel si controversé .
...A la politique de la terre brûlée
Cependant, nous pouvons peut-être progresser dans une autre et possible compréhension en faisant référence à l’écriture de G. BACHELARD sur l’alchimie du feu, qui dévore et transforme, tel un animal insatiable dont l’appétit prend tour à tour des allures de caresses et de morsures. Il semblerait en effet que l’attention qu’il porte aux pyromènes, ces phénomènes produits par le feu, peut nous aider dans l’analyse difficile de ce fait social. Nous allons donc pour une fois, plutôt nous intéresser aux conséquences qu’à la genèse, dans la mesure où existe une distance entre notre propos et la fabrication des faits et qu’il nous semble plus commode et plus pertinent d’appréhender les événements produits, dans l’impossibilité que nous sommes de connaître efficacement ceux qui les ont motivés.
Notre questionnement s’organisera à partir de trois hypothèses qui exploreront chacune un espace interprétatif, en utilisant la référence anthropologique et symbolique tout d’abord, puis l’observation factuelle, et enfin l’analyse sociologique. Il nous semble en effet que les phénomènes en question doivent être analysés comme des faits sociaux, dont l’importance exige qu’ils soient interprétés par les atouts et les attributs de la complexité [7].
Nous fonderons donc notre première hypothèse sur l’appel à une première référence, la culture sur brûlis, pratiquée par une paysannerie africaine manquant d’espace et de terre arable et que nous avons vu agir ainsi, pour libérer un territoire des différents plants et arbustes qui l’encombrent, et le destiner à des replants devant servir à l’alimentation, c’est à dire à la survie du clan. La résultante du brûlis est une terre noircie, enrichie, et sur laquelle il va être possible de planter et de récolter.
Les voitures occupant les devants des immeubles sont rangées sur des parkings que des décideurs avertis ont étalés sur un sol précédemment libre de tout emprunt et qui pouvait encore servir aux jeux et aux découvertes [8]. L’accumulation de bâtis résidentiels s’est donc conjuguée avec la réduction des espaces encore inoccupés et sur lesquels ont été définis des axes et des enclos devant satisfaire à des besoins d’ordonnancement et de confort, mais sans tenir compte d’une autre et première nécessité, celle de bouger et de se rencontrer.
Nous sommes donc en présence d’un espace inutilisable et dont le caractère inextricable n’a d’égale que sa propension à devenir impraticable et dangereux. Pas de renaissance attendue parmi les auto- immobiles dont les apparences font parfois davantage penser à la médiocrité et à la parcimonie qu’à la réussite, et qui sont qualifiées de « caisses pourries », ou sont posées là rutilantes et endormies, par des propriétaires endettés, comme des incitations provocantes au vol ou à la destruction. Inutilisables dans leur indécente et injurieuse vétusté ou inabordables et suspectes par leur confortable et coûteuse nouveauté, les voitures n’ont donc aucun intérêt directement appropriable ou identificatoire . De plus elles occupent indûment un terrain sur lequel d’autres mobilités et d’autres socialisations ne peuvent plus s’exprimer. Le feu est là, qui peut rendre à l’espace une autre et plus indispensable utilité, en éliminant les encombrants témoins d’occupations sauvages non domestiquées [9]. De catharsis en prophylaxie, en combinatoire ou juxtaposition, la réalisation de ces actes destructeurs porte peut-être en elle la même logique que celle autorisant les feux de forêts et les réjouissances nées du rituel accompli sur la terre brûlée.
Cette hypothèse explicative, qui s’apparente au détour anthropologique, trouve également son origine dans la métaphore du feu dont la chaleur et la nature chaude a des pouvoirs guérissants et libérateurs. Métaphore largement utilisée par les religions et les alchimistes, qui associent l’image du feu à celle de la vie et de la création, et qui est aussi celle de la purification par le feu du sacrifice immolatoire ou de l’enfer. Ce cheminement à travers les formes libératoires et recréatrices du foyer allumé, auxquelles s’ajouterait sa puissance incantatoire et calorigène, n’offre pas les mêmes garanties à priori que les affirmations interprétatives précédemment citées. Il invite pourtant la réflexion à s’aventurer dans un espace inconnu mais dont l’utopie pourrait être fondatrice et gage d’un regard positif sur des comportements qui ne peuvent se satisfaire d’une interprétation chagrine ou désespérée.
Un jeu de risques...
Pour compléter cette hasardeuse entreprise compréhensive, nous pouvons poser un autre constat et. nous rapprocher ainsi d’une autre analyse, plus pragmatique et plus en accord avec les premières observations faites autour des bûchers. Certains témoins de derrière les rideaux font état de l’aspect ludique de ces rassemblements, dont le tragique réside surtout dans le traitement social et juridique qui leur est destiné, et qui n’ont eu jusqu’à présent d’autres conséquences que la destruction d’objets [10] assurés autour desquels se réunissent une population invitante et quelques invités. Notre hypothèse pourrait donc être la suivante : le jeu dont il est question, s’il inscrit comme tous les autres une proportion de risque, est une mise en scène plus mature et plus convaincue qu’elle n’y paraît, de l’ensemble des sollicitations consuméristes et des dangers encourus par ceux qui s’y soumettent.
Ce jeu pourrait être en particulier l’expression d’une dérision [11] qui se moque et fait fi des contraintes et des surenchères mercantiles référées à la possession et conduite d’un véhicule. Il semblerait en effet qu’un nombre significatif de voitures incendiées sont justement les « caisses pourries » auxquelles il était fait allusion précédemment, achetées pour quelques centaines de marks en R.F.A.. Ces voitures peuvent en effet rouler quatre mois en France sans nouvelle plaque d’immatriculation. Une fois les délais passés, il suffit d’une étincelle, d’une assurance, et le problème est réglé. Les autres véhicules qui vont brûler donneront alors à ce vandalisme une crédibilité qui garantira son impunité.
...Ou le carnaval démasqué ?
Nous nous aventurerons pour en terminer dans une autre et dernière interprétation, qui permettra de réactiver certaines des analyses présentées en introduction. Notre troisième hypothèse concernant les voitures éclairantes sera celle d’une réponse par la fête, ses flamboiements et ses crépitements, qui est adressée aux lumières du centre de la ville par des lieux oubliés, éclairés aux néons et aux écrans télévisés. Lumières surprises, répondant à celles dont Strasbourg en particulier a su si bien s’éclairer, capitale brillante de multiples et chatoyantes illuminations, joyau et écrin à la fois, et fête impromptue, absente des pesanteurs et des incertitudes du quotidien, mais qui les sublime ou qui les défie. Car la fête est peut-être là, cachée et renaissante, en des lieux où ne l’attendent ni les organisateurs officiels des rassemblements associatifs, sportifs et culturels, ni les adeptes de réunions plus intimes et plus feutrées, en carnavals défiant les postures sociales et les masques de nos diurnes chimères. Elle institue sans doute de nouvelles relations et de nouvelles représentations que le mutisme actuel de ses acteurs et de ses animateurs, et la distance dans laquelle les instincts et les stratégies sécuritaires les tiennent, empêchent qu’elles apparaissent et qu’elles soient décryptées. Nous devons rester attentifs, modestes et disponibles, pour deviner au détour de ces manifestations et de leurs signifiants, d’imperceptibles mais réels signifiés qui nous orienteront vers d’autres perceptions et pourquoi pas, vers d’autres interventions.
L’école impliquée
Les mêmes hypothèses peuvent s’appliquer à l’école. Les différentes manifestation de la violence verbale, posturale et gestuelle semblent avoir pris depuis quelques années scolaires une telle vigueur qu’elles nécessitent des projets et des actes de prévention et de répression qui trouvent maintenant leurs modes les plus expressifs à travers la présence de gardiens de l’ordre dans de nombreux corridors et lieux de détente ou de passage. Il s’agit de répondre à ce qui est analysé comme des comportements asociaux, irrespectueux et non citoyens. Les manifestations incriminées étonnent et scandalisent, les paroles relèvent de l’injure, les postures, de la provocation, et les comportements, de la dégradation. Les sociologues appelés à la rescousse interprètent cet état de fait comme un décalage entre les attendus et les perceptions des adultes qui s’affrontent aux expressions et aux intentions des jeunes [JAZOULI, 1999]. D’autres essayent de mettre à jour les constructions des représentations des publics scolarisés sur leur école, ou invitent à réfléchir sur les tendances lourdes d’une éventuelle anomie sociale généralisée [DUBET et LAPEYRONNIE, 2000]
Autre hypothèse largement invoquée, les tentatives de dépravations renverraient à des mouvements d’humeur qu’une écoute persuasive peut calmer sinon conjurer.
Sans contredire ces analyses qui ont le mérite de la distanciation ou de la réassurance, il nous semble possible d’y ajouter quelques constats et quelques questions :
Si nous en revenons à la première hypothèse concernant les feux, à savoir, la culture sur brûlis, pratiquée par une paysannerie africaine manquant d’espace domestique et de terre arable, on pourrait s’accorder à dire que les manifestations de dégradation ou de destruction du bien collectif renvoient à la traduction d’un sentiment de désappropriation et d’une volonté de reconquête :
Ces actes peuvent s’expliquer en effet par la frustration ressentie par les élèves, de vivre dans des lieux devenus tellement communs et éclatés qu’ils n’appartiennent plus à personne. Lieux communs et inhabitables, dont l’occupation pendant les heures de travail ou de détente suppose qu’aucune trace de passage n’y soit laissé par ceux desquels on attend par ailleurs qu’ils s’y mobilisent dans des attitudes et des actes d’attention, d’écoute, d’intérêt, et de travail. Ce sont aussi les signes d’un investissement de lieux dans lesquels doivent se construire les savoirs, et donc les prises de risques liées à l’apprentissage et aux découvertes, et qui ne supportent que l’anonymat de mouvements ou de stations respectant l’intouchable et l’inviolé. C’est enfin questionner la différence inexplicable entre les classes décorées du primaire ou les signaux marquant les territoires individuels dans les bureaux et les armoires des chantiers, et tous les endroits fréquentés par ceux dont l’âge et la psychologie demandent justement qu’ils s’affirment dans des appartenances et des références identitaires fortes [Bordet, 1998].
Il s’agit donc de manifester « clairement » ce besoin d’indiquer un « Dasein » et un lieu de passage, par des traces, et de spécifier aux suivants qu’avant a existé quelqu’un qui a emprunté ces mêmes lieux pour y investir une conquête, le principe d’Archimède par exemple, une recherche, celle de l’accord du participe passé, ou une question, une date ou un auteur. La destruction signifie le premier mouvement d’un désir de recomposition des espaces, et derrière eux, des relations.
La deuxième hypothèse voyait en l’aspect ludique de certains rassemblements autour des carcasses brûlées, l’expression d’une dérision qui se moque et fait fi des contraintes et des surenchères mercantiles référées à la possession et conduite d’un véhicule. Il n’est pas sûre que les attitudes évaluatives et administratives, qui décident des passages et des orientations, dans des conseils ou des commissions, plus attentives aux visibilités institutionnelles qu’aux attendus familiaux, et sur la foi de notations qui ne disent rien des contextes de vie et des aspirations des notés, ne soient pas à prendre en compte dans les attitudes de provocation ou de déni d’une autorité. Se sachant jugés sans appel et sans mise en commun des questionnements et des perspectives, mais en fonction de contraintes générales et d’une référence à la défense de l’excellence - comme image légitimante des enseignements et de l’organisation - , ceux qui sont exclus des pratiques de validation positive reviennent dans le cercle en perturbant le bon fonctionnement d’une autorité décisionnelle à laquelle ils ne reconnaissent qu’un droit, celui d’être contestée et mise à mal par quelques défis irrespectueux, c’est à dire de la même nature que ceux auxquels ils doivent répondre.
Notre troisième hypothèse concernant les voitures éclairantes était celle d’une réponse par la fête, ses flamboiements et ses crépitements, adressée aux lumières du centre de la ville par des lieux oubliés, éclairés aux néons et aux écrans télévisés.
Les injures blessent et étonnent par leur dureté et leur abondance ceux pour lesquels elles ne peuvent être que des expressions-limites, utilisées lorsque tout a été dit, entendu, et qu’aucune construction discursive n’est parvenue à ses fins, c’est à dire à convaincre ou expliciter. Elles atteignent à la désacralisation du sacré et sont l’anti-thèse de la prière et de l’invocation. Supplique retournée, l’injure entraîne l’autre dans le mépris de soi et l’enferme dans le non-droit (in-jurium) et l’impossibilité d’une reconstruction de la relation autre que complémentaire dans la salissure et le mépris.
La seule défense tolérée paraît être le mutisme.
Il s’agit alors de reconsidérer les niveaux de discours et les potentialités. Sans refuser le droit à un adulte d’exprimer son désarroi face au mauvais traitement langagier qu’il subit, et auquel il ne peut répondre que par le détour d’une autre violence, introjectée et déséquilibrante, il serait intéressant d’analyser les paroles dites comme participant d’un illettrisme social [12]. Les phrases apprises à l’école n’ayant pas trouver où et comment s’appliquer dans le quotidien, disparaissent progressivement de l’argumentation ou de la démonstration, et sont remplacées par des bribes d’expression qui veulent aller à l’essentiel, et sont dans leur simplicité et leur aspect réducteur, à distance d’une pensée qui ne trouve plus les mots pour le dire, pour trouver leur point culminant dans une expression, la plus courte et la plus intense, et donc la plus marquante, l’injure. Deux phénomènes s’entrecroisent et se complètent, l’amincissement continu du discours et son raidissement ; et le besoin impérieux de dire, de se dire, dans le seul registre accessible, celui de l’émotivité. Les lieux oubliés des éclairages scolaires sont alors réinvestis en fulgurances dont la lumière furtive est un appel comparable à ceux qu’envoient au ciel les bateaux qui se noient. L’éclat blessant est aussi ce qu’il reste de paroles à ceux que seul un éclair permet de sortir de la nuit.
Quant à la plus fréquente de ces injures, qui convoque le référent maternel, elle met à jour différents phénomènes qu’une analyse un peu attentive devrait pouvoir expliciter.
C’est d’abord la relégation de la mère dans un adossement à une maternité déchue. Expression d’un sentiment d’appartenance et de dépendance forte à l’image sacralisée mais détruite par les contingences, entre vertiges et mutisme, indispositions et substitutions. C’est également la réapparition de cette mère déchue qui permet à l’insultant de la ré-interpeller au nom d’un statut qu’elle doit retrouver, dans un processus cathartique et libératoire. C’est aussi la provocation dirigée vers l’insulté auquel on attribue la même représentation de la valeur maternelle, entre joyau et écrin, pour briser ailleurs ce qui l’est déjà au-dedans et à travers quoi on se sent méprisé et bafoué.
Ces paroles et ces attitudes ont tendances à s’exprimer dans les non-lieux qui n’offrent plus de repères à partir desquels construire et se construire, et qui projettent leurs habitués du côté des affects et des frustrations, en face desquels la loi organique et symbolique n’a plus d’effet .
Il s’agit alors de prendre en compte ces comportements, non comme des nuisances sociales mais comme des appels, et des provocations à répondre sur le sens [13] donné aux exigences et aux attendus. L’école devrait et peut réinterroger ses pratiques et ses discours, et réapprendre à gérer autrement ses missions de scolarisation et de socialisation. Avec l’école, ce sont les investisseurs sociaux qui seront les partenaires indispensables d’une renaissance collective. Par un retour à l’image de la mère éducatrice comme force d’inclusion et de renforcement des liens d’affiliation, ou à des solidarités de voisinage et de réseaux. Par un travail de facilitation du discours, éclairée cette fois par d’autres feux, dans les lieux apprivoisés des complémentarités et de la parole retrouvée. Par la recomposition des lieux et des temps de travail sur des bases contractuelles et des enseignements aux pédagogies plus adaptées.
Les différents exemples précédents montrent en fait la nécessité d’une rupture épistémologique dans la construction, la transmission et l’évaluation des savoirs, que G. BACHELARD présentait comme essentielle et indispensable dans la longue élaboration de la connaissance objective.
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[1] Gaston BACHELARD, La psychanalyse du feu, p.19.
[2] Comme des colloques sur les relations parents - école par ex., Charleville Maizières ou Reims, pour ne citer que les plus récents (mars 2004).
[3] Cf. La fureur de vivre et l’influence sur la génération des années 60/70 de James Dean.
[4] Il s’agit en effet de détériorations d’autant plus surprenantes qu’elles concernent des véhicules garés devant les habitations des incendiaires, et donc appartenant à l’un des leurs ou à leur voisin, et non attaqués dans un autre quartier, au centre ville par exemple, attitude qui aurait pu s’expliquer par une autre raison que celle communément admise, d’une violence intravertie et « auto » destructrice, délibérément suicidaire, en projection impossible ou irréalisable.
[5] Comme les Centres sociaux par exemple.
[6] Cf.Roland BARTHES, Mythologies.
[7] Cf. E. MORIN (1994), "La complexité humaine", Paris, Flammarion
J. DEMORGON (1996), Complexité des cultures et de l’interculturel, Paris, Anthropos.
[8] Cf. l’histoire de l’aménagement urbain en habitats « sociaux » d’une partie du quartier Cronenbourg à Strasbourg et l’étalement des parkings venus se substituer aux terrains vagues situés devant les immeubles.
[9] On peut penser ici au déséquilibre financier occasionné par l’achat à crédit d’un véhicule et au surendettement de certains foyers.
[10] Des mises à feu...sans mises à sang.
[11] Aristophane et Molière conjugués et réinventés.
[12] Invitation à dépasser la conception de l’illettrisme comme seulement lié aux désapprentissages orthographiques et terminologiques, mais de le considérer également dans l’atrophie progressive du discours qui trop peu embrasse et mal étreint, et dont la dégénérescence va réduire les formes et les champs de socialisation.
[13] La notion étant à redécouvrir dans ses trois dimensions, celle de l’éros qui fait référence aux perceptions sensitives, sensuelles et aux sentiments, celle du logos, qui regarde la logique et le discours de la raison, et celle du muthos, qui interroge la direction et le départ, l’origine et la finalité.