Paris, quartier de la Goutte d’Or, été 2016.

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Impressions et réflexions d’un éducateur de rue

Paris, quartier de la Goutte d’Or, été 2016.

Plutôt que de décrire une prise en charge collective ou individuelle, j’ai opté ici pour une action éducative essentielle et pourtant peu expliquée dans le métier d’éducateur de rue : l’observation. Il semble que l’on mesure l’efficience des éducateurs principalement dans « le faire », « l’agir » et « les projets », mais il m’apparaît important de savoir parfois être dans la contemplation. En effet, de la qualité de l’observation dépendra l’analyse du terrain et de fait, l’intérêt et la pertinence des actions éducatives ou des projets à mettre en place.

C’est une agréable journée, comme souvent au mois de juin. Mes collègues sont en congés, d’autres en séjour et même si mes fonctions d’éducateur de rue m’amènent à arpenter régulièrement les rues de la Goutte d’Or, aujourd’hui, seul sur le quartier, rien ne m’oblige à être là. Je pourrais me contenter de rester au bureau, à mettre à jour des écrits et m’entretenir avec mon chef de service sur les actions à venir. Mais non, c’est décidé, mon choix est fait : je vais aller sur le quartier. La fin de l’année scolaire et le jeun du ramadan auront bientôt vidé les rues « Desjean », « Myrha » et même la rue « Poulet », les plus animés du quartier. On a eu beaucoup de réunions, d’actions collectives, de chantiers éducatifs dernièrement et c’est presque par « sensation de manque » et non par zèle que j’ai décidé de passer l’après-midi sur le quartier.

Il est 14h30 lorsque je me pose à la terrasse d’un café. Ce bar, au café médiocre est pourtant un point stratégique du quartier idéalement placé. Situé au croisement de la rue « Léon » et « Doudeauville », il me donne un aperçu immédiat de l’ambiance générale. Il y a encore beaucoup de monde, de bruit, d’embouteillages, pourtant une sensation étrange flotte dans l’air. Comme si on savait tous, moi, les habitants, les passants, les commerçants, que dans trois semaines le bruit, l’animation et l’activité du quartier auront cessé en journée. J’attends 15 h avant de me rendre au square Léon, il y aura plus de monde et donc plus de chances d’y croiser des jeunes.

Le square Léon c’est un peu le centre névralgique du quartier. Il est intéressant ce square. Il a beau être petit, il y a plusieurs zones, bien précises et du coup, les personnes s’y retrouvent et l’utilisent en fonctions de leurs besoins. Légèrement en pente et scindé en deux par l’allée centrale, il est un peu à lui seul un condensé de la société.

En haut, les mamans et les nounous avec des enfants en bas-âge sont dans la zone des toboggans, délimitée par une haie et un grillage. Elles ne communiquent pas avec les hommes, plutôt âgés, de la zone voisine, qui utilisent les tables, prévues à cet effet, pour jouer, parfois de l’argent, aux dames. Puis plus bas, il y a deux grandes pelouses de part et d’autre de l’allée. Des enfants, de 5 à 15 ans jouent, courent, crient, des étudiants et des jeunes « bobos » sont étendues sur l’herbe, où ils lisent, discutent, mangent. Après avoir salué les groupes d’une vingtaine de jeune, plus grands (16 à 25 ans) posés contre le grillage d’enceinte à l’entrée du square et celui qui est posé sur le terrain de foot, je retourne sur l’allée centrale. Une grande partie de ces jeunes fume des joints, certains sont des dealers.

Et si l’ambiance est plutôt détendue, après avoir échangé un peu avec eux sur les derniers résultats sportifs et parler, à l’écart avec d’autres, de leur projet personnel et professionnel et des prochains rendez-vous éventuels, je ne reste pas, afin de ne pas cautionner leur conduite addictive ou délictuelle, mais aussi pour respecter leur besoin de se retrouver entre eux.

Je salue les mamans d’origines africaines qui vendent des glaces et des pastels faites par leurs soins. Je n’achète rien, car même si c’est très bon, leur commerce est illégal. Je décide de m’asseoir sur le petit muret central qui longe l’allée principale. Je suis en plein milieu du square, en plein soleil et j’observe. Je n’espionne pas, je ne suis pas caché. Je contemple, assis quasiment au milieu du square. Je peux me le permettre car ma présence est devenue « légitime » dans le quartier, et si certains n’ont que très peu de contact avec l’équipe et moi-même, au moins ils nous tolèrent.

J’ai pris le temps de vous décrire les différentes zones existantes ou « définies » par chaque groupe, car cela me semble évident pour pouvoir comprendre la raison de la présence de chacun et le fonctionnement des différents groupes. Je ne suis volontairement pas passé à proximité de la cabane des gardiens, collé au mur du fond, car c’est la zone où se retrouvent les consommateurs de drogues dures et parfois les dealers qui fournissent ces produits (cocaïne, héroïne et crack surtout). Les personnes étrangères au trafic où à la consommation de ces produits ne sont pas les bienvenues et c’est une règle tacite que l’équipe éducative doit respecter. Les jeunes que nous connaissons et avec qui nous avons parfois de très bonnes relations éducatives ne veulent pas nous voir où nous parler lorsqu’ils sont dans cette partie du square. Cela fait partie des « codes » que nous devons respecter afin de pouvoir développer des relations durables avec ces jeunes, sans cautionné leurs actions tout en respectant leur liberté de ne pas vouloir notre présence à ce moment.

Pour moi, c’est un peu « un petit monde » à lui tout seul ce square, surtout à cette époque de l’année. Les politiques vous diront que c’est un bel exemple de mixité sociale. Les travailleurs sociaux du territoire vous diront que c’est une sorte de compromis de partage de l’espace public. Mais sous « l’apparent équilibre » qui semble régner entre les différents groupes et une ambiance globalement plutôt détendue, je ne suis pas dupe : les différents groupes se tolèrent mais ils ne communiquent pas ensemble, et la moindre altercation entre un dealer, un usager de drogue, un enfant trop curieux où l’intervention des forces de l’ordre et tout ce petit univers codifié qui semble bien fonctionné vole en éclat.

Il y a une dizaine d’ados que je connais sur le terrain de basket. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais pour les connaitre un peu, je peux dire qu’ils vont plutôt bien les jeunes de ce quartier qui jouent au basket. Ils sont dans leur match et ma présence sur le terrain, si ce n’est pas pour jouer avec eux, va les déranger, même si, très sympathiques, je sais qu’ils ne me le diront pas.
A côté d’eux il y a un groupe d’une quinzaine d’adolescentes, certaines voilées, qui jouent et qui discutent près des tables de ping-pong. Ces filles soi-disant « absentes » de l’espace public, sont là, bien réelles et même s’il y a peu d’échange avec les autres personnes présentes, personne ne semble remettre leur présence ici en question.
Certaines qui connaissent l’équipe et moi-même me saluent de loin. J’avais déjà prévu d’aller discuter un peu avec elles en repartant, mais je veux encore saisir l’instant, et laisser mes oreilles absorber les rires des petits, les voix des mamans qui parlent bambara où soninké, le bruit des ballons qui rebondissent et des grands qui s’invectivent verbalement sur le terrain de foot.

Je laisse traîner mon regard vers le terrain de foot, où je me surprends, dans l’ambiance digne d’une coupe du monde, à constater qu’ils s’auto-arbitrent. Comme quoi ces jeunes qui respectent peu les lois sont capables d’accepter des règles voir même d’en créer de nouvelles !
Il y a les bruits du bonheur, de la joie. Il y a les cris et les pleurs des petits. Il y a le bruit d’une brise légère dans les arbres. Et il y a aussi la souffrance, invisible, muette, perceptible juste dans les regards et les visages. Il y a tout ça ici et sous l’apparente uniformisation des tenues, des genres, des origines et des comportements, je sais qu’il y a des individus différents, uniques, qui une fois en dehors du groupe, sont souvent surprenants, éduqués, agréables, investis dans leur projet personnel, professionnel où scolaire et cela peu importe leurs histoires où leur parcours de vie. Pour la majorité d’entre eux, si je connais quelques bribes de leurs passés, j’ignore l’essentiel de leur vie personnelle et familiale.
Il y a peu de gens riches dans ce quartier et la violence apparente dans le comportement des uns et des autres et dans leurs paroles, dissimule à peine des vies compliquées, des générations de souffrances, de misères et d’existences chaotiques. D’ailleurs il manque certains jeunes très charismatiques dans le groupe des grands. Je n’ai pas un bon pressentiment.

Au bout de trois quarts d’heure je décide de repartir arpenter les rues de la Goutte d’Or. Après avoir discuté un peu avec le groupe de filles, je me dirige vers la sortie. Je salue un grand qui porte une doudoune. C’est n’importe quoi une doudoune au mois de juin, sauf quand tu vends de la drogue toute la nuit sur un bout de trottoir.

Dans quelques heures je serai chez moi, dans le confort de mon appartement de banlieue, loin de ce petit « condensé de la société humaine ». Mais ce soir, je le sais maintenant, car mon observation est aussi auditive : « Moussa » [1] dort à la prison de Fresnes…

[1Prénom d’emprunt

Posté le 16 juin 2019 par Sébastien Doussaud