Éléments pour une critique des plateformes numériques appliquées aux semences.
Frédéric Latour et Pierre Rivière, collectif Mètis, le 16 février 2024
https://collectif-metis.org/
Contact : collectif_metis@riseup.net
L’agriculture n’échappe pas à la numérisation du monde. L’intégration des objets connectés aux pratiques agricoles est un nouvel eldorado pour l’industrie. Croisées et analysées, les données générées par les usagers de ces nouveaux outils constituent un marché émergent à exploiter. En cette période de crise économique et écologique, la numérisation de pans entiers de nos vies est une des solutions industrielles pour créer de nouveaux profits et perpétuer une croissance à bout de souffle. L’agriculture, un des secteurs retardataires en termes de digitalisation, n’y échappe pas. D’où l’allocation de sommes considérables par les pouvoirs publics et privés au développement de l’agriculture 4.0 [1].
Les projets européens consacrés aux semences bios illustrent bien cette tendance. C’est le cas du projet européen « Liveseeding », auquel participe le réseau européen European Coordination Let’sLiberate Diversity (EC-LLD) dont le Réseau Semences Paysannes (RSP) est membre, ainsi que certains proches partenaires [2]. Avec le collectif Mètis, nous y intervenons en partenariat avec l’ITAB via une prestation pour travailler sur des formes de sélection à la ferme plus simples et plus conviviales [3]. Parmi les nombreuses actions de ce projet, une est consacrée au développement en Europe d’une plateforme numérique « OHMTrack » [4] qui vise notamment à assurer la traçabilité du nouveau « matériel hétérogène biologique » (MHB) et à faciliter les notifications, c’est à dire l’enregistrement des « matériels » par les semenciers (notamment la description des caractéristiques agronomiques et phénotypiques ainsi que les méthodes de sélection, les parents utilisés) [5]. Le développement de ce logiciel se fait en partenariat avec SeedLinked, une startup américaine développant une plateforme numérique d’évaluation variétale.
Depuis quelques temps, nous sommes témoins de l’influence grandissante de SeedLinked parmi lesacteurs du projet mais aussi de certaines critiques et réserves émises à son encontre : il nous a donc semblé pertinent de proposer une analyse rapide des implications de ce type de nouvelles technologies. Cette note a ainsi pour objectif d’informer sur le cas précis de l’appli SeedLinked, dont le modèle, sous une forme ou sous une autre, risque d’émerger prochainement en Europe, mais aussi de générer une réflexion plus large au sein du RSP et de EC-LLD sur les enjeux liés aux projets de recherche et aux nouvelles technologies numériques.
SeedLinked : une plateforme numérique pour les semences.
De quoi s’agit ? L’application se présente comme une aide au choix variétal en associant un service d’essais décentralisés et « participatifs », et un site boutique qui permet d’acheter les semences des variétés préalablement évaluées dans les essais. Ces semences proviennent d’établissements semenciers vendant tous types variétaux (hybride F1, lignée, population) en bio comme en conventionnel. L’application propose un protocole d’essai qui permet de mobiliser un grand réseau décentralisé d’expérimentateurs. Trois variétés sont attribuées arbitrairement par SeedLinked (méthode « triadic »). Une fois les semis effectués, les expérimentateurs peuvent commencer leurs notations via l’application smartphone. Des critères tels que le rendement, la saveur, l’apparence, la précocité, la résistance aux maladies….. ainsi qu’une note d’évaluation globale sont appréciés via un système de classement (de 1 à 5). Les données sont ensuite analysées par la méthode statistique de « Tricot » et le résultat apparaît pour chaque variété dans le site boutique. L’ambition est notamment d’identifier les variétés les plus adaptées aux différentes biorégions, le modèle d’essai permettant selon SeedLinked de différencier les performances en fonction du lieu d’essai. Sur cette base, SeedLinked développe aussi des prestations pour les organisations développant des essais variétaux. (semencier, labo de recherche, institut technique…).
A première vue, ce logiciel semble répondre à de nombreuses difficultés rencontrées par la sélection ou l’évaluation participative décentralisée : critères de notation simple par rang, faible coût pour la mise en place des essais, transmission de données facilitée par smartphone, gain de temps pour les paysans et les animateurs grâce à l’organisation centralisée et à la méthodologie imposée par l’outil, (pas de réunions fastidieuses marquées par l’absentéisme ou encore par des conflits pour se mettre d’accord sur des objectifs et un protocole communs) et enfin grande robustesse statistique.
Construire une alternative avec les outils du système dominant ?
Certes nous partageons le diagnostic de SeedLinked sur les limites du système de sélection conventionnel centralisé et les avantages d’un système participatif et décentralisé [6]. Cependant la réponse apportée basée sur le « big data » et le « crowdsourcing » (que l’on peut traduire dans notre cas par « production de données par la foule d’usagers ») nous paraît un moyen totalement contradictoire quant à la poursuite d’objectifs tel que la souveraineté alimentaire, objectif dont se targue SeedLinked parmi d’autres tout aussi vertueux. Derrière le vernis alternatif de la start-up, un retour sur le modèle économique des plateformes internet s’impose. Celles-ci s’enrichissent principalement par la collecte de données et leur analyse en maximisant les interactions numériques. Ceci se reflète dans les conditions d’utilisation du site (valables pour la législation étasunienne en termes de protection des données individuelles) [7] : SeedLinked est propriétaire de tous les contenus, données et informations accessibles à travers la plateforme ainsi que du code informatique qui n’est pas opensource. Seules les données personnelles des utilisateurs ne sont pas la propriété de SeedLinked mais SeedLinked se réserve le droit de les utiliser. Enfin, les conditions d’utilisation stipulent que Seedlinked peut, unilatéralement « avec ou sans raison », bloquer l’accès à certains utilisateurs [8].
Si elles prospèrent, ces compagnies créent leur propre marché et finissent par contrôler des pans entier de l’économie, comme c’est le cas actuellement avec les GAFAM, Uber, Airbnb…. Le « crowdsourcing » se révèle ainsi être à la fois un travail gratuit et obligatoire au service de la firme. Gratuit car la production de données brutes n’est pas rémunérée - d’où un maximum de profit après analyse pour la firme. Obligatoire car le service proposé a tendance à évoluer vers un monopole. SeedLinked cherche ainsi avant tout à se poser comme un intermédiaire incontournable auprès des acteurs de la filière et du consommateur : « l’utilisateur final (acheteur, boulanger, chef, etc.), l’agriculteur et le sélectionneur seront directement connectés comme jamais auparavant, créant ainsi une économie des semences plus démocratique ». Tout changer pour que rien ne change en somme.
Ce type d’initiative est donc parfaitement soluble dans l’industrie semencière existante. Étant donné la haute rentabilité actuelle de ce type de modèle économique, ce n’est pas un hasard que SeedLinked soit financé en tant que start-up par une société de capital risque SVG Ventures Thrive [9] parmi les plus actives dans le nouveau marché de l’agriculture 4.0. Cette société compte notamment comme partenaires des multinationales semencières et agrochimiques comme telles que Bayer, Corteva, BASF [10] ! Bayer est aujourd’hui un des leaders dans l’offre d’outils et systèmes numériques pour l’agriculture. Ce positionnement est la résultante du rachat de Monsanto qui elle-même avait peu à peu investi et racheté des start-ups de l’agriculture numérique [11]. Seedlinked a également reçu une aide de 500 000 dollards financée par TitleownTech (formé en 2019 suite à un partenariat entre Green Bay Packers et Microsoft) [12]. Se pose donc une question légitime : où et comment finiront les données produites de façon participative et décentralisée par les gentils utilisateurs de SeedLinked, et à quoi serviront-elles ? Quelle autonomie restera à ces mêmes utilisateurs totalement dépendants d’une béquille technologique et du marché quant à leurs choix variétaux ?
A travers le cas de l’appli SeedLinked, c’est la montée en puissance de l’agriculture 4.0 ou « agrotechnologie » (robotique, Intelligence artificielle, OGM, numérique appliqué à l’agriculture) qui nous interroge ainsi que son irruption dans les projets européens de recherche/développement sur les variétés bios dans lesquels le RSP et ses membres pouvaient encore avoir une place. En effet, depuis quelques années, la grande majorité des nouveaux projets de recherche participatifs en mesure d’être acceptés sont dans une logique de « pre-breeding » [13] (voir par exemple le projet Increase [14]) mêlant instituts de recherche, industriels, banques de gènes, et société civile (réseaux paysans, citoyens). L’objectif affiché est, à travers la captation d’un maximum de données, de décrire un grand nombre de ressources génétiques dans une grande gamme d’environnements afin de mieux caractériser leurs comportements et ainsi trouver de nouveaux allèles intéressants à insérer dans de nouvelles variétés. Le rôle des réseaux paysans et des citoyens participants se résume donc à pourvoir l’industrie en données numérisées. Avec SeedLinked, une nouvelle étape semble être franchie dans la captation des données et dans le dévoiement politique et économique d’alternatives telles que la sélection participative.
L’autonomie et les communs comme boussole pour la recherche participative sur les semences paysannes
Du point de vue d’une valeur cardinale de l’agroécologie paysanne – l’autonomie –, l’outil SeedLinked est hétéronomisant, c’est à dire que, loin de nous rendre plus autonome, il créé un nouveau besoin et de nouvelles dépendances. Il utilise en effet une technologie qui nous dépasse techniquement parlant : smartphone, algorithme, logiciel propriétaire, propriété des données.... Il est aussi important de souligner que la décentralisation promue par SeedLinked est un abus de langage : une fois produites par les utilisateurs, les données sont totalement centralisées dans un ou plusieurs serveurs. L’algorithme est au main d’une caste d’experts qui le développent : dès lors en paraphrasant un des slogans de SeedLinked, comment « comparer les semences avec confiance » ?
Pour nous, ce type d’appareillage perpétue et accentue le processus de dépossession des moyens et des savoir-faire qui nous permettraient d’assurer des formes d’autonomie matérielle. Plus notre dépendance au marché est grande et plus les moyens d’autonomie des populations sont faibles, plus les conditions de l’accumulation capitaliste et le désir de contrôle des classes dirigeantes et possédantes sont satisfaits.
Au nom de cette autonomie, si nous refusons l’accaparement de nos semences et de nos observations sur le vivant par l’industrie, nous refusons aussi l’extension du marché dans nos relations avec les plantes et nos pairs via une appli. Pour rappel, le capitalisme ne produit pas toutes ces innovations numériques sans produire, dans le même temps, l’esclavage moderne et la dévastation du monde vivant (entre autres nuisances : exploitation des travailleuses et travailleurs dans les pays du Sud, extraction massive de métaux rares, multiplication des « data centers » et des antennes 5G… .).
Du point de vue de la recherche participative, la démarche scientifique est renversée avec SeedLinked : ce n’est plus un objectif qui va déterminer le choix d’une méthode dont va découler le choix d’outils en particulier, mais bien l’outil qui, de par sa primauté, contraint la méthode et l’objectif. Il impose sa logique de réduction et de normalisation de l’expérimentation à certaines méthodes d’évaluations variétales. Ainsi un des points les plus remarquables reste que les personnes qui participent au dispositif « triadic » ne peuvent pas choisir les variétés qu’elles souhaitent tester et s’en remettent à un algorithme... avec la promesse de pouvoir ensuite acheter la ou les variétés les plus adaptées à leur contexte et pratique.
Dès lors, comment un tel outil peut-il trouver sa place dans une démarche participative où les objectifs sont co-construits et amènent à mobiliser une diversité de méthodes et d’outils très importants [15] ? La force de la sélection participative est son processus démocratique et l’originalité des méthodes mobilisées propres à chaque contexte. Il n’est pas possible de faire un « participatif de masse » à travers des plateformes numériques sans perdre l’essence même d’une recherche participative : les discussions et les débats de fond ne peuvent pas se faire au travers d’une appli. Pensons par exemple au projet de sélection participative sur le blé tendre du RSP où chercheurs, paysans et animateurs ont discuté de nombreuses heures sur le statut des données et les enjeux concernant leur gestion.
Nous pensons que la sélection participative doit s’insérer dans un processus démocratique et transparent quant au choix des objectifs, des méthodes et des outils. Ce processus de recherche est en soi un résultat très important, au même titre que le développement de nouvelles variétés. De plus, au-delà des cadres épistémologiques propres à l’amélioration des plantes, nous revendiquons une approche sensible. Nous assumons le côté subjectif de nos observations, qu’elles se fassent dans le cadre d’une démarche scientifique, dans un cadre plus empirique voire dans un autre type de relation avec les plantes (spirituel, analogique.…). Elles nous semblent tout aussi importantes que l’objectivation scientifique. Vingt ans d’existence du RSP ont prouvé l’importance de ces observations et intuitions paysannes qui, lorsqu’elles font l’objet d’une recherche, sont souvent validées scientifiquement.
Comment trouver des variétés bien adaptées localement ? En les sélectionnant localement et collectivement avec un groupe local, tout simplement. Certes, il s’agira d’un fait social porté par des associations, touchant peu de monde et avec forcément beaucoup moins de moyens qu’une start-up bénéficiant de capitaux industriels. Nous défendons cette échelle d’action limitée, de même que le caractère horizontal de nos réunions, de nos prises de décision, de nos règles d’usage qui font de nos semences un commun. C’est à cette échelle que nous pensons possible de faire vivre des processus démocratiques et de travailler sur l’autonomie dans nos collectifs. Ces communs constituent pour nous un rempart contre l’atomisation des individus dans un cyberespace désormais omniprésent. Ils constituent aussi les germes d’un autre scenario politique que celui du capitalisme high tech.
Pour finir, le développement de telles plateformes a généralement pour effet de marginaliser ou d’intégrer les alternatives existantes. Souvenons-nous des premières alternatives de covoiturage ou de prêt d’habitations entre particuliers, aujourd’hui réduites à néant par les majors du secteur. Il nous semble que les artisans semenciers pourraient être en première ligne étant donné que SeedLinked se développe en grande partie sur les variétés potagères, où il existe une offre semencière diversifiée, notamment en variétés paysannes. A moyen terme, la question de la marginalisation se pose aussi pour les Maisons des Semences Paysannes travaillant sur d’autres espèces. Il est frappant de constater que ce type d’outil émerge dans le même temps que la nouvelle catégorie de « Matériel Hétérogène Biologique » [16]. Pour se développer, celui-ci doit en effet surmonter des défis méthodologiques, notamment ceux que provoquent la gestion des données dans des réseaux décentralisés (notamment le coût et le suivi d’un tel réseau d’évaluation). Un rapport du comité scientifique du CTPS de 2021 [17] élabore ainsi des pistes de réflexion sur l’inscription de variétés-populations dont la sélection ou l’évaluation pourraient être optimisée par le « crowdsourcing » qui vise à obtenir auprès des paysans et des jardiniers des données à partir d’applications mobiles pour remplir des bases de données : « les approches digitales mises en œuvre par des start-up […] pourraient inspirer un cadre « data » pour récolter et analyser les données issues de démarches participatives. L’application SeedLinked (...) peut être citée comme une référence de plateforme participative de partage de données d’évaluations de variétés » [18].
Finalement SeedLinked ne fait qu’accélérer une tendance à l’œuvre depuis plusieurs années dans la recherche autour des semences paysannes, à savoir la place de plus en plus prégnante des données numériques et leur analyse via la bio-informatique….Une tendance qui assurément fait le lit de la marchandisation des semences paysannes et dévoie notre démarche qui explore un imaginaire politique basé sur les communs.
[1] Les investissements mondiaux dans les startups de la foodtech et de l’agtech ont totalisé 29,6 milliards de dollars en 2022, AgFunder, “AgFunder AgriFood Tech – Investing report”, 2023
[2] On y trouve aussi des organisations très éloignées des valeurs défendues par le RSP comme le GEVES ou encore KWS. < https://liveseeding.eu/project-partners/ >
[3] Sur cette « recherche simple et conviviale » : https://collectif-metis.org/index.php/2023/06/16/quelles-manieres-prometteuses-de-faire-de-la-recherche/
[4] Voir la page en anglais : < https://liveseeding.eu/digital-tool-ohmtrack/ >
[5] Voir la fiche sur le Matériel Hétérogène Biologique publié par le RSP : < https://www.semencespaysannes.org/semons-nos-droits/fiches-pratiques.html >
[7] En anglais, lire notamment l’article 2.8. : < https://seedlinked.com/terms-of-use/ >
[9] https://pitchbook.com/profiles/company/433852-66#signals. La start-up apparaît même comme un des fleurons mis en avant SVG Ventures Thrive : < https://thriveagrifood.com/demo-day-2022/ >. Les sources concernant le financement de SeedLinked ont été trouvées via une enquête web menée par Cyrille Pacteau (administrateur du RSP et membre de Graines des Montagnes). Nous le remercions de nous avoir communiqué ces informations.
[11] European Commission, « Merger Procedure Case Bayer/Monsanto », 2018.
[13] Le pr e -breeding consiste à observer une grande diversité de ressources génétiques afin de sélectionner des plantes intéressantes pour un caractère donné. Ce caractère est ensuite inséré dans des variétés élites par des méthodes conventionnelles ou biotechnologiques.
[14] < https://www.terresinovia.fr/-/lancement-du-projet-increase et https://collectif-metis.org/index.php/2022/01/31/note-de-positionnement-sur-le-projet-increase/ >.
[15] Le projet Liveseed, antérieur à Liveseeding l’a parfaitement illustré : < https://www.liveseed.eu/wp-content/uploads/2021/06/LIVESEED-BOOKLET-5_FNL_web.pdf > (sans compter les nombreux exemples où ce n’est finalement pas l’évaluation variétale le meilleur levier à actionner pour résoudre un problème rencontré par un collectif).
[16] < https://www.semencespaysannes.org/les-semences-paysannes/vie-du-reseau/179-materiel-heterogene-biologique-le-reglement-delegue-enfin-publie-mais-des-questions-toujours-en-suspens.html >
[17] Le rapport est disponible sur le site du GEVES : < https://www.geves.fr/wp-content/uploads/Rapport-Saisine-
Agroecologie_VF.pdf >
[18] Ibid. p.38.