Ce projet de Recherche-action a été proposé à Bordeaux Métropole qui a validé son financement.
L’association les Architectes De La Gratuité [1] accompagne des structures dans les différentes étapes qui jalonnent la « vie » des espaces de gratuité : conception, installation, mise en œuvre, maintenance, évaluation, valorisation.
Forte des expériences de ses membres [2], elle soumet à Bordeaux Métropole le projet d’une recherche-action consistant à mettre en place un espace de gratuité mobile qui circulera entre des structures étudiantes et non-étudiantes et qui contribuera à l’installation, dans une démarche réflexive et participative, d’espaces de gratuité fixes à l’intérieur de ces structures.
Des effets sont escomptés sur l’engagement et la réduction de l’isolement et de la pauvreté en milieu étudiant.
Contexte
L’isolement et la pauvreté sont des phénomènes qui n’épargnent pas la population étudiante [3]. L’éloignement de leurs réseaux primaires, dû à la décohabitation, l’exclusion de facto du travail marchand augmentent leur vulnérabilité sociale et peuvent conduire à de la désaffiliation [4]. Nombre d’entre eux rencontrent ainsi de grandes difficultés dans l’accès aux ressources de base [5] (vêtements, aliments, biens éléctroménagers), vivent une situation d’isolement relationnel et résidentiel [6] et sont affectés par des sentiment d’isolement et d’exclusion [7].
Des études montrent qu’il en résulte un risque accru de développer des troubles mentaux [8].
Problématique
À bien des égards, cette situation peut sembler suprenante. En effet, de nombreuses ressources économiques et sociales existent dans le « milieu étudiant [9] » (niveau local) et près de celui-ci (niveau proximal) ; pourtant, tout se passe comme si elles ne parvenaient pas à être reliées et distribuées aux populations qui en ont besoin. Qu’est-ce qui l’en empêche ?
Dans nombre d’analyses qui tentent de cerner et solutionner les phénomènes de pauvreté et d’isolement, cette question est laissée pour compte, car elles focalisent leur attention sur l’influence des facteurs individuels [10] et des dynamiques de l’économie marchande, qu’elles soient micro ou macroéconomiques, mais délaissent des réflexions à un niveau plus structural [11].
Par exemple, depuis Durkheim, la fréquence de certains troubles psychiques est rattachée à des variations de la croissance macro-économique marchande [12]. Mais ni ses travaux, ni ceux qui s’inscrivent dans ce paradigme holiste, ne tiennent compte de l’impact des dynamiques des autres systèmes d’échange [13] et de l’influence des relations entre ces systèmes d’échange. Autrement dit, les rapports de production et de propriété sont perçus comme des variables exogènes sur lesquels les individus n’ont pas de prise. Tout au mieux peuvent-ils infléchir sur l’évolution des variables « de surface ».
La prédominance des paradigmes holistes ou « individualistes » a pour effet d’orienter les politiques de lutte contre l’isolement ou contre la précarité vers le traitement des symptômes, sans s’attaquer aux causes profondes et sans remettre en question les rapports de production [14]. En dehors de quelques exceptions [15], elles ne cherchent pas à agir sur la nature même des systèmes d’échange, ni sur leur « répartition » à un niveau local, à travers des actions collectives qui viseraient à les transformer directement. L’action est centrée sur des dispositifs macro-économiques (redistribution) ou sur des dispositifs de prise en charge d’« individus economiques isolés » [16]. Il est révélateur à cet égard qu’on ne cherche que trop rarement à aborder le problème de l’isolement étudiant en le mettant en perspective avec celui de l’isolement géographique et économique des populations étudiantes par rapport aux autres populations [17].
Les simplifications opérées dans ces paradigmes font souvent la part belle au quantitatif. Ce qui conduit aussi à réduire la pauvreté et l’isolement au niveau de revenu ou au nombre de contacts avec l’entourage. Pourtant il s’agit de phénomènes multi-dimensionnels et multi-factoriels [18] qui prennent place dans un environnement complexe et dans des interactions sociales en perpétuel mouvement. Si bien qu’être « pauvre » ou « isolé » renvoie à de multiples cas de figures. Une personne peut avoir un faible revenu tout en bénéficiant, en raison de sa situation géographique, d’un réseau social très riche qui facilite l’accès à des ressources. De façon plus générale, la possibilité d’accéder à des ressources dépend du type de ressources désirées, d’un ensemble de conditions physiques et légales qui en permettent l’accès, de la représentation qu’on se fait des ressources et des conditions d’accès, des capacités dont on dispose pour les utiliser, de leur désirabilité, de leur disponibilité réelle, etc.
Toutes ces variables d’arrière-plan sont déterminantes sur les niveaux « de pauvreté » et d’isolement. On peut même affirmer qu’elles les modèlent presque entièrement. En ce sens, l’isolement et la pauvreté peuvent être appréhendés comme étant des constructions sociales [19].
Ainsi, Valérie Cohen [20] dans une étude sur la vulnérabilité, s’emploie à démontrer le rôle fondamental des systèmes d’échange sur les phénomènes d’isolement et de précarité. Comme elle l’affirme :
« Ce n’est (...) pas tant la précarité économique qui fragilise les liens sociaux, mais le déclassement social et le sentiment de dégradation qu’elle entraîne. En définissant la réussite et le succès économique comme des valeurs suprêmes, la société stigmatise le statut social de ceux qui sont écartés provisoirement ou définitivement du marché de l’emploi. (…) Les processus de distanciation et de rupture suggèrent par ailleurs une parenthèse dans le cycle des échanges, ce qui conduit, en dernier lieu, à envisager la vulnérabilité relationnelle comme un défaut de réciprocité. Le système d’échanges au sein de la socialité primaire fonctionne selon la célèbre logique du don (…), l’exigence de la réciprocité est liée à une normativité de l’échange, variable en fonction de la nature des relations et des contextes de l’échange (…). La règle ultime de l’obligation de rendre empêche, dans certains cas, l’acte de recevoir. Des femmes au chômage depuis longtemps avouent préférer refuser des invitations à dîner sachant qu’elles ne pourront pas, dans l’immédiat, recevoir de la même manière qu’elles ont été reçues. C’est particulièrement dans « les lieux de forte intensité » que la situation d’assistance, le sentiment d’être redevable est le plus difficile à vivre. Ainsi, lorsque l’on croit ne plus pouvoir donner, on préfère ne plus recevoir. Le cercle de la primarité s’en trouve rétréci. »
Cette analyse illustre bien le fait que l’isolement et la pauvreté sont des phénomènes socialement construits et déterminés par les systèmes d’échanges dans lesquels ils s’insèrent. Ces systèmes produisent des normes, des représentations, des « intérêts », des valeurs, qui limitent le champ des possibles tout autant au niveau symbolique que pratique.
Le système d’échange marchand dominant restreint notamment la possibilité de se valoriser autrement que par le travail marchand [21] et limite de facto l’accès libre et désintermédié à une partie des ressources vitales, dont les ressources nécessaires aux activités de rencontre et de socialisation (en cela, son fonctionnement impacte sur un autre système d’échange). Quant au système de don-contre-don, que Cohen suppose dominant dans les réseaux primaires, il pourrait lui aussi contribuer à la production de l’isolement.
Quelque soit le crédit qu’on accorde à son analyse, elle met en exergue trois des principaux facteurs de l’isolement et de la pauvreté.
- Le Marché crée de par son fonctionnement une exclusion d’usage et une « obligation de retour ». Ce faisant, il conditionne la production de relations sociales sur la capacité à acquérir des ressources, elle-même fondée sur la capacité de « donner en retour ».
- Le Marché transforme les représentations que l’on a des choses, des personnes et des activités, contribuant ainsi à créer les conditions de la pauvreté : n’est possible et valorisé que ce qui est marchandisé.
-# Le système de don-contre-don – qui d’un point de vue théorique, tend à assimiler le don à une forme d’échange marchand sans contrat formel – impacte sur la pauvreté et l’isolement en imposant la norme de l’obligation de réciprocité [22].
Ces considérations nous invitent à adopter un positionnement davantage « méso-socio-économique » et interactionniste pour appréhender les phénomènes qui nous intéressent et pour agir dessus. Il s’agit en particulier de prendre en compte et d’intervenir sur les relations entre « systèmes d’échange » et « systèmes relationnels » et d’interroger les rapports de pouvoir qui les maintiennent « en l’état » [23].
Conscientier par l’expérience et la mise en situation
Mais cette posture est délicate car elle suppose un travail réflexif, une conscientisation individuelle et groupale des personnes impliquées dans un tel processus de changement social [24]. Pour s’engager dans cette voie, il faut en effet déjà avoir conscience du fait qu’il existe plusieurs systèmes d’échange possibles qui produisent des effets différents. Certains effets sont incertains, d’autres sont prévisibles. Certains facilitent l’accès aux ressources pour tous, tandis que d’autres la rendent bien plus inégalitaire. Certains favorisent des formes de lien social fondés sur la confiance, d’autres, sur la méfiance. Tout cela introduit de l’incertitude, tandis que les routines créent de la certitude. Cette conscientisation ne va donc pas de soi. Elle bouscule, elle remet en question. Elle s’acquiert si on dispose des « outils » conceptuels et expérientiels pour être capable de l’enclencher et de la mener à terme. Ce qui se fait progressivement.
Nos précédentes observations montrent qu’un des moyens les plus efficaces pour parvenir à briser ces routines, et ainsi favoriser la conscientisation des personnes, est l’apprentissage expérientiel et coopératif. La personne doit pouvoir « tester » en situation réelle et avec d’autres personnes. Elle doit pouvoir pratiquer différents systèmes d’échange en engageant « son corps », ainsi que les objets qui prolongent son « Moi social » et forgent son identité économique et sociale. Dans des activités ou des sphères où ces systèmes d’échange ne sont pas attendus, cette posture épistémologique pourrait être rapprochée de ce que Garfinkel appelle la provocation expérimentale [25].
Autre enseignement, ce travail réflexif doit être accompagné pour être pleinement effectif. Par exemple, en mettant en place des groupes de parole qui abordent des problématiques plus générales. Dans le cadre de notre recherche-action, il s’agira de s’interroger collectivement sur les raisons et les conséquences du monopole radical de l’échange marchand et professionnel sur certains secteurs de l’économie. En particulier ceux qui concernent la pauvreté et l’isolement étudiant. Des exemples soigneusement choisis peuvent aider à cet accompagnement. Par exemple, mettre en avant le contraste saisissant entre une situation où la population étudiante peut bénéficier librement de l’accès aux livres, grâce aux médiathèques universitaires, et une autre où elle se retrouve plongée brutalement dans la jungle du marché du logement ! Encore une fois, c’est le différentiel entre des situations vécues, souvent subies, et des situations possibles, ou encore, une mise en perspective de la « routine du réel » avec une situation inhabituelle, improbable, ou une incohérence entre deux situations, qui vont créer la conscientisation et ouvrir le champ des possibles. C’est par ce vecteur que l’on peut contribuer à transformer les imaginaires.
Les médiathèques publiques démontrent précisément qu’un système d’échange optimisé peut localement offrir une excellente résilience à la vulnérabilité en s’appuyant sur l’échange non-marchand (le prêt gratuit en l’occurrence). Pourquoi alors ne sont-ils pas généralisés ? Et pourquoi demeurent-ils centralisés alors que des ressources abondent dans de nombreux foyers ? À nouveau, ces interrogations peuvent contribuer à faire prendre conscience que les systèmes d’échange ne sont pas exogènes, inatteignables. Leur désencastrement n’est qu’apparent [26]. Il s’agit au contraire d’éléments de l’environnement parmi d’autres, sur lesquels les personnes, confrontées aux problèmes que ceux-ci génèrent, devraient pouvoir intervenir collectivement et librement, s’ils le souhaitent.
Une fois ce verrou représentationnel « débloqué », les personnes prennent conscience de la malléabilité, à un niveau local, des systèmes d’échange et peuvent interroger les relations entre les systèmes d’échange et système relationnel. Si un système d’échange organisé autour d’une ressource crée de la distance, de l’isolement et de l’exclusion, pourquoi ne pas en changer, tout simplement ?
Les espaces de gratuité : des outils de changement social
Ce changement représentationnel est aujourd’hui facilité par l’émergence de nouvelles formes d’organisation des échanges et de mutualisation des ressources, à côté de structures plus « traditionnelles » qu’elles viennent parfois renforcer. Ces formes organisationnelles constituent une voie alternative durable et efficace aux solutions marchandes traditionnellement proposées (réinsertion par l’emploi, construction de nouveaux logements, ressourceries, etc.) qui ont aujourd’hui montré leurs limites et leur coût élevé.
Les espaces de gratuité [27] notamment, constituent de nouvelles formes d’appropriation citoyenne des échanges. Économes, simples et très souples dans leur forme et dans leur mise en œuvre, leur fonctionnement repose sur une réciprocité indirecte et libre (pas d’obligation de rendre). De la sorte, ils répondent à des besoins fondamentaux pour la population, en valorisant, légitimant et libérant des formes d’acquisition et de transmission des objets qui sont en temps normal censurés ou fortement contrôlés. Là où la ville et la campagne sont le lieu de l’impossible, de l’interdit, du « tu ne peux pas » ; là où la société moderne crée de l’enfermement, du cloisonnement ; ils créent des interstices où peut se déployer une « économie du possible », une économie du permis, du « tu peux ». En d’autres termes, ils décloisonnent, ils ouvrent des potentialités.
En outre, les expériences menées lors de nos précédentes recherches-actions autour des espaces de gratuité dits « conviviaux » [28], démontrent que ceux-ci peuvent avoir rapidement et très concrètement des effets potentiellement intéressants et significatifs sur la pauvreté, l’isolement [29] et l’engagement [30] dans des formes de citoyenneté ordinaire [31].
En tant qu’espaces de solidarité économique et d’échanges non-marchands [32], ils favorisent l’accessibilité et la disponibilité des ressources présentes sur un territoire [33], grâce au partage des ressources au sein de communautés et entre des communautés [34]. Ils ont donc un réel impact économique, en permettant à de nombreuses personnes de satisfaire des besoins économiques fondamentaux. Du fait de leur souplesse, ils offrent également la possibilité pour toute personne, quelque soit son niveau de compétence ou de richesse, de s’engager dans des actions signifiantes et valorisantes [35], sans trop se heurter aux barrières marchandes, institutionnelles et/ou professionnelles.
En tant qu’espaces de lien, ils offrent un espace convivial et ouvert à des personnes pour échanger, se rencontrer et nouer des relations. De fait, ils constituent des espaces de socialisation, d’échange et d’interaction au sens large qui sont investis par les personnes vivant dans la zone où ils s’implantent. Elles y trouvent une source de chaleur humaine authentique ; ces espaces constituant des lieux de vie où elles peuvent venir prendre et donner librement un peu d’écoute et de réconfort. Ils mettent également en lien, directement ou indirectement [36], des populations qui s’ignorent ou ne se côtoient pas, alors qu’elles souffrent pourtant des mêmes causes de vulnérabilité [37].
Enfin, en tant qu’espaces réflexifs (et pédagogiques), ils invitent à interroger la façon dont on fait lien, dont on construit un lien. Ce faisant, ils questionnent la manière dont peut construire un lien qualitativement plus riche et très différent de celui qui prend racine dans l’échange marchand [38]. De plus, nos observations préalables montrent que les espaces de gratuité conviviaux opèrent des mutations dans les représentations des usagers et des observateurs relatives aux modalités d’échange, de production et de circulation des objets.
Ainsi, tout en s’inscrivant dans des objectifs tels que la transition écologique [39] et l’engagement dans des formes de citoyenneté ordinaire [40], les espaces de gratuité conviviaux pourraient s’avérer très efficaces (en terme de résultats atteints) et économes (en terme de rapport coûts / bénéfices) pour aborder des problématiques qui affectent les populations étudiantes, ainsi que d’autres publics présentant les mêmes causes de désafilliation ou de vulnérabilité (rupture avec les résaux primaires et/ou exclusion du salariat).
Transformer les représentations collectives, canaliser et renforcer l’économie non-marchande et construire du réseau, voici les trois dimensions fortes de ces dispositifs [41]. Il s’agit de leviers d’action qui s’avèrent de plus en plus incontournables au vue des évolutions que connaît notre société. Le projet d’espace de gratuité mobile que nous souhaitons développer en constitue un qui est adapté aux caractéristiques et à l’environnement dans lequel il sera amené à s’implanter.
Une recherche-action avec trois objectifs principaux
Partant de ce constat, l’association Les Architectes de la Gratuité propose de mettre à profit ses compétences sur les espaces de gratuité pour piloter une recherche-action qui poursuivera les objectifs suivants.
1. Réduction de la pauvreté (en facilitant le partage horizontal et l’accès aux ressources) et mise en lien des personnes et des structures.
La poursuite de ces deux objectifs interdépendants se fera en construisant et/ou en étoffant des circuits d’échange non-marchands et des espaces non-marchands de socialisation. Le principal outil utilisé à cette fin sera le déploiement d’un espace de gratuité mobile facilitant l’implantation d’espaces de gratuité dans les différentes structures et faisant lien entre des structures ayant des profils géographiques et populationnels caractérisés par la catégorie sociale d’appartenance et la fonction sociale.
2. Apprentissage expérientiel, collectif et individuel, de l’économie non-marchande et de la gestion d’un bien commun.
Il s’agit ici d’explorer la dimension citoyenne et pédagogique liée au partage gratuit et à l’engagement dans la gestion d’un bien commun. Ceci pourrait intéresser tout aussi bien des enseignants que des élèves, des étudiants et des chercheurs. Des ateliers et des formations devront être envisagés pour y parvenir.
3. Progression des connaissances en sociologie économique.
À travers une étude comparative entre les différentes structures, nous visons à mieux comprendre quels peuvent être les limites, les effets et les ressorts de l’implantation et à l’usage des espaces de gratuité et à tenter de déterminer leurs origines. Un travail de recherche devra être conduit pour répondre à ce troisième objectif en partenariat avec un laboratoire bordelais et le CEDREA [42].
La recherche-action en pratique
Pour atteindre ces objectifs, la recherche-action pilotée par les Architectes de la gratuité consistera dans la mise en place collective et participative d’un espace de gratuité convivial et mobile qui s’inscrira dans des relations inter-quartiers et inter-générationnelles. Il se déplacera entre trois types d’espaces : a) une école primaire, b) des espaces étudiants, c) une maison de quartier. Il nous semblerait également pertinent, pour disposer d’une plus large palette populationnelle, d’impliquer : d) une maison de retraite, e) un hopital psychiatrique. Cela dépendra cependant des moyens mis à notre disposition et de nos possibilités d’action (freins administratifs par exemple).
Au fil de ses déplacements, l’espace de gratuité mobile :
- véhiculera des ressources, des informations et des « personnes » qui proviennent de la structure de départ vers la structure d’arrivée ;
- créera une animation lors de son déplacement – il pourrait être conçu de telle sorte qu’il permette de récupérer des objets en cours de route (en quantité limitée) ;
- déploiera une animation gratuite sur le lieu d’arrivée : ateliers d’auto-fabrication, de réparation, activités artistiques, etc. ;
- contribuera à la mise en place d’espaces de réflexion participatifs adaptés aux structures traversées, et centrées autour des relations entre pauvreté, isolement et mal-être psychique, et sur les solutions qui pourraient être mises en œuvre pour y remédier ;
- participera à l’installation d’espaces de gratuité durables et fixes dans les espaces concernés.
L’espace de gratuité mobile devra être mis à disposition par Bordeaux Métropole. Le prêt se fera grâce à une convention de mise à disposition.
Le stationnement et l’animation seront à la charge des structures, de même que l’implantation d’un espace de gratuité sur place. Cependant, une aide et une formation pourront leur être apportées.
Les règles concernant le déplacement de l’espace de gratuité devront être établis avec les structures concernées.
Pour respecter le cadre de la transition écologique, le format de l’espace de gratuité devra par ailleurs répondre aux critères de la mobilité « douce ». Les acteurs de la maison de quartier de Saint-Augustin ont d’ores et déjà exprimé leur souhait de privilégier un transport à vélo avec une remorque.
La mobilité intergénérationnelle et inter-catégorielle a plusieurs conséquences et visées pratiques et théoriques :
- Renforcer la qualité et l’intensité relationnelle entre des catégories sociales, des espaces et des structures parfois isolés les uns des autres [43]. Ceci pourrait avoir des implications pratiques. À terme, des étudiants intéressés pourraient se former en formant des plus jeunes dans des écoles au fonctionnement des espaces de gratuité, à l’intérêt du partage et aux fondamentaux de la citoyenneté ordinaire.
- Couvrir des besoins différents et faire circuler des ressources différentes provenant de lieux différents. L’espace de gratuité permettra la circulation de ressources matérielles et symboliques entre des communautés qui ne sont pas pourvus d’un capital similaire. Il en découlera un « rééquilibrage ». Les étudiants en situation de précarité pourront « profiter » d’affaires qui leur sont proposées par les habitants d’autres quartiers.
- Gérer des flux de ressources afin d’équilibrer les stocks au sein des espaces de gratuité implantés au sein des structures.
- Interroger, sous le prisme de la sociologie économique, les pratiques, les représentations et les résistances à l’échange non-marchand entre des catégories sociales différentes et les cultures qui leur sont inféodées. Cet objectif pourrait intéresser des étudiants en sciences humaines dans le cadre de leur cursus universitaire.
- Construire un circuit d’échange alternatif pour que l’espace de gratuité mobile soit perçu comme un bien commun entre les différentes communautés où il circule. Les effets de ce partage symbolique sur la population étudiante seront à explorer.
- Contribuer à développer de manière endogène des réflexions et des solutions au problème de l’isolement et de la pauvreté dans chaque communauté concernée.
- Explorer l’impact hypothétique que cette mobilité pourrait avoir sur les résistances à des formes d’échanges non-marchands et conviviaux.
Les étapes de la recherche-action
La recherche-action devrait être structurée par plusieurs étapes.
Étapes | Description | Planning |
Prise de contact, mise en lien et mobilisation des acteurs. | Les acteurs de la recherche-action sont contactés et peuvent adhérer librement au projet. La prise de contact peut s’appuyer sur les réseaux des acteurs déjà mobilisés. | Septembre 2024 → Décembre 2024 |
Formation aux enjeux et à la mise en œuvre des espaces de gratuité et co-conception de l’espace de gratuité et de son parcours avec les acteurs des structures impliquées. | Des séances de formation et des réunions permettent d’intégrer les acteurs dans la conception et la mise en place de l’espace de gratuité mobile. Ils conçoivent également la mise en place d’un espace de gratuité dans leur structure. | Janvier 2025 → Juin 2025 |
Communication en amont du déploiement de l’espace de gratuité mobile | Le public potentiellement intéressé est informé de la circulation de l’espace de gratuité mobile, de ses enjeux et de son fonctionnement. Il est invité à participer. | Février 2025 → Mars 2025 |
Déplacement de l’espace de gratuité mobile d’une structure à un autre | L’espace de gratuité circule entre des structures (dont des espaces étudiants : campus et résidence étudiante). Pour des raisons pratiques (informations plus faciles à communiquer, prévision plus simple pour les usagers), il est préférable que le circuit soit établi et planifié à l’avance. | À partir d’avril 2025 |
Déploiement effectif dans une structure. | Une animation est créée sur place. Idéalement, l’espace de gratuité stationne sur les différents espaces pendant des périodes prédéfinies. | Variable |
La mesure des effets de l’espace de gratuité sur les acteurs impliqués et sur leur environnement. | Au fil de la recherche-action, des observations sont consignées ; des outils de comptage ciblés sont déployés. La participation des acteurs aux processus de recherche est encouragée (recherche citoyenne). | Dès le démarrage du projet |
La diffusion des résultats et la communication autour du projet. | Une fois les données traitées et le projet amorcé, une communication est mise en place. Celle-ci peut s’appuyer sur des supports vidéos et viser des structures ou un public potentiellement intéressé (ex : médiathèques, centres sociaux). Les résultats de recherche seront par ailleurs diffusés sous licence libre dans des espaces dédiés, de façon à faciliter leur réutilisation et leur amélioration. | Fin 2025 → courant 2026. |
Méthodologie de recherche et résultats escomptés
La démarche de construction des connaissances est celle de la recherche-acion participative [44]. Une évaluation de ses effets, au fur et à mesure de son avancée, pourra s’appuyer sur l’utilisation d’outils d’observations ciblés : questionnaires, observations participantes, entretiens, comptage, etc.
Les questions de recherche restent encore à préciser et à affiner. Mais d’ores et déjà, nous pouvons dégager trois thèmes de recherche :
- Avoir une estimation plus précise des effets et les limites des espaces de gratuité conviviaux sur les phénomènes de pauvreté et d’isolement et la santé psychique des participants. L’approche comparative entre les différentes structures permettra notamment de mieux saisir les mécanismes en jeu et les résistances potentielles qu’ils suscitent. L’étude pourra également servir à mieux saisir l’impact en matière de bien-être psychique d’une participation active à des dispositifs : retrouver un sens, mettre son corps en action, ne plus être en « position basse », etc.
- Estimer l’impact d’une mise en relation via l’économie non-marchande et conviviale de populations appartenant à un même territoire temporairement ou durablement vulnérabilisées pour certaines, ou tout au moins exclues du salariat.
- Évaluer les effets d’un engagement citoyen des acteurs d’un territoire, dont la population étudiante et scolaire, et leur implication dans la transition écologique à travers la co-construction et l’usage d’un dispositif innovant.
Les organisations impliquées et/ou à impliquer (en cours)
- L’association Les architectes de la gratuité coordonne le projet et pilote la recherche-action. Elle mobilise les acteurs partenaires puis les forme au fonctionnement eu aux enjeux des espaces de gratuité. Elle les introduit également, si besoin, aux principes fondamentaux de la recherche-action. Elle peut également apporter son aide et ses conseils sur l’animation et la communication autour du projet. En partenariat avec le CEDREA et un laboratoire de recherche universitaire bordelais (?), elle évalue au fur et à mesure la scientificité du processus et recadre au besoin l’action pour qu’elle corresponde aux objectifs initiaux.
- La maison de quartier de Saint-Augustin est l’organisation pilote qui expérimente l’espace de gratuité sur le quartier Saint-Augustin (Jeunes Saint Augustin (JSA) Bordeaux et Maison de Quartier Saint Augustin) < https://www.jsabordeaux.fr/ >. Elle aura elle-même à charge de trouver des partenaires qui assurent la viabilité du projet.
- L’école primaire de Saint-Augustin est l’école pilote qui expérimente le déploiement de l’espace de gratuité mobile au sein de son établissement.
- L’hôpital Pellegrin et les résidences étudiantes proches du quartier Saint-Augustin. Exemple : Résidence Crous Clairefontaine 1, Résidence Crous Carreire, Maison des étudiants, Résidence Crous Tauzin (?) pourraient servir de structure pilote.
- Un laboratoire de recherche localisée à Bordeaux (MSHBX, PAVE, ETTIS, centre Émile Durkheim ?) pourrait conduire la recherche en partenariat avec le projet.
- Une association étudiante d’entraide (?) pourrait animer l’espace de gratuité dans la structure étudiante et réaliser des activités dans les écoles primaires.
Les acteurs du projet
En l’état actuel du projet, nous ne présentons que le « groupe moteur » du projet. D’autres acteurs devraient s’y joindre progressivement.
- Alligier Laure. Psychomotricienne. Experte sur la question de l’apprentissage expérientiel.
- De Clermont Sophie. Institutrice retraitée. Coordinatrice de l’école primaire pilote.
- Grassineau Benjamin. Sociologue. Pilotage de la recherche-action.
- Péchon Charles. Sociologue. Coordination du projet.
- Rouffignac Ophélie. Coordinatrice de la maison de quartier pilote.
- Roux-Salembien Mehdi. Coordinateur de la maison de quartier pilote et du chantier fabrication de l’espace de gratuité mobile.
[1] < https://adlg.org >
[2] Quatre projets ont été initiés et/ou pilotés par Benjamin Grassineau, Charles Péchon et Laure Alligier, tous trois membres de l’association : 1) La maison non-marchande de Puivert, ouvert depuis 2012 < https://nonmarchand.org/pmwiki/Utilisateurs/NMaisonDePuivert >, 2) la caravane de la gratuité, en circulation depuis 2018 < https://nonmarchand.org/pmwiki/EspacesDeGratuite/20170913095448 >, 4) la recherche-action autour du Boomerang (Paris 18e et Paris 19e), démarrée en 2020 < https://leboomerang.org > (projet lauréat 2023 de la Fondation des Solidarités Urbaines). Ces quatre projets sont encore actifs et les trois premiers sont dorénavant autonomes dans leur fonctionnement et gérés par une « communauté de contributeurs ».
[3] Les travaux sur le sujet sont légion. Pour un état des lieux sur la question, on pourra se référer aux documents suivants : Rapports et appels à projet de la fondation Croix Rouge française. URL : < https://www.fondation-croix-rouge.fr/bourses/bourse-isolement-social-jeunes-3/ > ; Solen Berhuet et al., « 10 ans d’observation de l’isolement relationnel : un phénomène en forte progression. Les solitudes en France – édition 2020 », CREDOC, décembre 2020. URL : < https://www.credoc.fr/download/pdf/Rapp/R346.pdf > ; Anne-Françoise Dequiré, « Le monde des étudiants : entre précarité et souffrance », Pensée plurielle, vol. 14, 1, 2007, pp. 95-110.
[4] Passage de la personne de l’intégration à l’exclusion sociale, se traduisant notamment par des difficultés significatives pour accéder aux ressources fondamentales. Voir Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
[5] Voir par exemple Feres Belghith et al., « Une année seuls ensemble : enquête sur les effets de la crise sanitaire sur l’année universitaire 2020-2021 », OVE Infos, 45, Novembre 2021. URL : < https://www.ove-national.education.fr/wp-content/uploads/2021/11/OVE-INFOS-45-Une-annee-seuls-ensemble-.pdf >.
[6] Bien qu’elle analyse une situation conjoncturelle, l’étude suivante est assez révélatrice d’un mal-être étudiant structurel : Petiot Oriane et al., « Isolement résidentiel, sentiment de solitude et engagement des étudiants durant l’épidémie de Covid-19 », Empan, vol. 129, 1, 2023. URL : < https://www.cairn.info/revue-empan-2023-1-page-140.htm >.
[7] Voir par exemple la brochure de Mélanie Thibault et al., « Apprivoiser la solitude », Service de psychologie et d’orientation de l’Université de Sherbrooke, Pavillon de la vie étudiante, 2021. URL : < https://www.usherbrooke.ca/etudiants/fileadmin/sites/etudiants/documents/Psychologie/Brochure_solitude_2021_finale_01.pdf >.
[8] Voir par exemple Jean-Christophe Maccotta et al., « La prévention des troubles psychiques des étudiants. Les pôles de prévention et d’orientation psychologique (PPOP) », Revue québécoise de psychologie, Volume 40, numéro 2, 2019. URL : < https://id.erudit.org/iderudit/1065908ar > ; Jean-François Saucier, Les liens entre la pauvreté et la santé mentale, Gaëtan Morin éditeur, 1994 ; Alfred Spira, « RAPPORT 17-05 : Précarité, pauvreté et santé », Bulletin de l’Académie Nationale de Médecine, 201, Issues 4–6, Avril–Juin 2017, pp. 567-587 ; Jean Furtos, « La précarité et ses effets sur la santé mentale », Le Carnet PSY, 156, 2011. URL : < http://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2011-7-page-29.htm >.
[9] Résidences étudiantes, campus, universités, écoles, maisons étudiantes, etc.
[10] Dans l’étude du CREDOC, par exemple, ces facteurs sont mis en avant dans le phénomène de l’isolement : l’âge, la pauvreté (pour l’isolement), le chômage, l’inactivité économique, le niveau de diplômes, le niveau de revenus, la défiance envers autrui, liens familiaux, etc. (Berhuet et al., Ibid.). Un site de vulgarisation donne quant à lui les causes suivantes : dépression, phobie sociale, traumatismes infantiles, troubles bipolaires, troubles de la personnalité. URL : < https://e-psychiatrie.fr/situations-ou-appeler-a-laide/isolement/ > consulté le 2 juillet 2024 à 18:00. Jean-Louis Pan Ké Shon dans « Isolement relationnel et mal-être », Insee première, 931, novembre 2023, souligne quant à lui que « l’isolement relationnel dépend (...) pour une grande part de caractéristiques socio-démographiques individuelles. Dès lors, il est possible d’estimer avec une bonne précision la probabilité pour un individu d’être isolé connaissant ses caractéristiques socio-démographiques principales : âge, niveau de diplôme, type de famille (notamment monoparentale), appartenance à une famille nombreuse, origine nationale, catégorie socioprofessionnelle, et habitat en ZUS ».
[11] C’est d’ailleurs ce que déplore Dominique Argoud dans « L’isolement des personnes âgées. De l’émergence à la construction d’un problème public », Gérontologie et société, vol. 38, 149, 2016/1 : « Malgré la modestie des ressources financières affectées (...), les pouvoirs publics entendent s’engager dans une voie moins focalisée sur une gestion de la dépendance. La question est alors de savoir si cette nouvelle façon d’appréhender le vieillissement des personnes âgées permettra d’apporter des réponses à la hauteur de la complexité du problème de l’isolement des personnes âgées qui, dès qu’il est abordé en termes de lien social, soulève celui – très vaste ! – du mode d’organisation de la société ». URL : < https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2016-1-page-25.htm >. Catherine Pollak, analysant les politiques menées au Royaume-Uni et aux États-Unis dans « Analyse des parcours de pauvreté : l’apport des enquêtes longitudinales », Informations sociales, 156, 2009/6, pointe quant à elle le problème suivant, « si l’essor des études longitudinales contribue à la formulation de recommandations politiques plus précises et différenciées en fonction des profils et des types de pauvreté, il a aussi eu des conséquences très concrètes sur les politiques de lutte contre la pauvreté (...). Les résultats de ces études qui (…) mettaient surtout en avant les facteurs individuels dans l’entrée et dans la sortie de la pauvreté, auraient ainsi directement encouragé les politiques visant à responsabiliser les bénéficiaires de prestations sociales et à accroître les incitations au retour à l’emploi. Ces approches par l’agency et les trappes y sont restées extrêmement influentes. »
[12] Émile Durkheim, Le suicide : étude de sociologie, Paris, PUF, 1990.
[13] Cette notion est issue de l’anthropologie économique. Notre acception du terme est ici élargie pour désigner des « systèmes de production – circulation – usage » des ressources.
[14] Dans l’étude de Fabrique Territoires Santé, « Santé mentale et isolement sociale : quelles interactions et réponses territorialisées ? », Dossier Ressources, Juin 2018, les politiques mises en relief visent à accroître le niveau d’interactions sociales en introduisant des dispositifs qui élargissent (quantitativement) le système relationnel (pratiquer l’aller vers, animer des espaces de rencontres, organiser des activités de socialisation), renforcent l’accès à des dispositifs professionnels (proposer un temps d’écoute, accompagner vers le système de santé, mise en place d’une prise en charge psychologique, et enfin, à faciliter la mobilité et l’accès au logement. Dans tous les cas, les services en question entretiennent un marché (privé ou public) de la mise en relation.
[15] Voir par exemple Daniel Cérézuelle, « Autoproduction et développement social », Hermès, La Revue, 36, 2003/2.
[16] À l’intérieur de ce paradigme individualiste, la pauvreté est essentialisée et devient un état individuel et collectif intrinsèquement indésirable. Cette « négation » de la « pauvreté volontaire » ne va pourtant pas nécessairement de soi. Ce concept est présent dans le mouvement punk, le mouvement « sans argent », les esséniens, les stoïciens, les cyniques et le catharisme ! D’autre part, les causes de la pauvreté sont recherchées dans des défaillances individuelles ou collectives de la personne ou des groupes. Cette représentation « culpabilisante » de la pauvreté et de ses causes conditionne l’ensemble des solutions « concevables » et donc, des solutions « proposées ». On recherchera « ce qui cloche » dans la personne frappée par la pauvreté et ce qui fait qu’elle n’arrive pas ou qu’elle ne veut pas s’en sortir. Exit par conséquent, la valorisation d’un mode de vie sobre, ou la mise en œuvre d’un travail de reconsidération de la pauvreté au travers d’une action collective sur les représentations. Les solutions viseront à éliminer la pauvreté, en réinserrant la personne dans un univers socio-économique qu’elle n’a pas réussi à intégrer ou dont elle a été précédemment exclue (redistribution monétaire, programme de réinsertion, accompagnement éducatif, etc). Cette forme d’action et de pensée domine le travail social, bien qu’elle suscite des critiques au sein-même de ce champ professionnel (voir par exemple, Yann Le Bossé, Sortir de l’impuissance : invitation à soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. 1, Fondements et cadres conceptuels, Québec, ARDIS, 2012).
[17] Dans les zones urbaines, la séparation catégorielle et fonctionnelle des espaces, liée en partie à leur « marchandisation », tend à faire des phénomènes d’isolement et de pauvreté, non pas des phénomènes purement locaux, individuels, mais des phénomènes collectifs, c’est à dire, qui concernent un groupe social dans son ensemble. Ainsi, les espaces de rencontre et de regroupement sont marchandisés, ou progressivement envahis par des activités marchandes (légales ou illégales). À l’inverse, les espaces non-marchands et spontanés sont progressivement éliminés. Dans d’autres configurations, le regroupement des populations en fonction de leur catégorie sociale ou de leurs « problématiques », réduit la richesse et la diversité des interactions. Enfin, les personnes se retrouvent, à l’intérieur de ces espaces, privés pour différentes raisons de leur capacité à transformer leur environnement immédiat et à nouer des contacts avec des espaces proximaux. La restauration d’un pouvoir d’agir pour recréer de l’échange direct et du lien, sortir d’un espace résidentiel où l’on est assigné, n’est-elle pas alors une condition nécessaire pour échapper à l’emprise des marchés sur ces espaces qui fragilisent des populations déjà vulnérables du fait de leur situation de transition statutaire ? Sur le sujet, on peut se référer à Nicolas Chambon, Christian Laval (dir.), « Des territoires fragmentés : enjeux psychiques et politiques », Bulletin national santé mentale et précarité – Rhizome, 57, 2015. Leurs études soulignent que « l’isolement est renforcé par un sentiment d’insécurité qui naît quand l’espace public n’est pas approprié. Aujourd’hui, l’espace public est de plus en plus marchand et déshumanisé. C’est la question de l’accessibilité aux liens sociaux, plutôt que l’accès à un équipement spécifique, qui se pose : pour accéder aux ressources du territoire, il faut être en capacité de le faire ; et avoir du soutien social qui y aide. » (Fabrique Territoires Santé, Ibid.).
[18] Comme le souligne Serge Latouche dans « Les dessous de l’"après développement" », Recherches Internationales, 38, 1991. pp. 43-50, est pauvre celui qui ne connaît personne. Mais la pauvreté peut bien sûr aussi être liée à la configuration de l’« économie réelle », c’est à dire conditionnée à la disponibilité des ressources (effets de la propriété privée, ne pas être en mesure d’acquérir des biens élémentaires, être privé d’accès aux espaces de socialisation, présence ou non de biens publics) ; cognitive (mauvaise santé mentale qui crée de l’incapacité, manque d’informations sur la disponibilité des ressources, représentations limitantes sur ce que l’on peut faire ou non, absence de finalités, perte du désir de rencontrer du monde) ; « usagère » (se sentir seul pour accomplir quelque chose, ne pas maîtriser des usages), etc.
[19] On pourra consulter sur le sujet l’article de Raymond Massé, « Les apports de l’anthropologie à l’épidémiologie : le cas du rôle étiologique de l’isolement social. », Santé Culture, Vol. IX (1), 1992-1993, pp. 109-138.
[20] Valérie Cohen, « La vulnérabilité relationnelle : essai de cadrage et de définition », Socio-anthropologie, 1, 1997. URL : < http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/74 >.
[21] Toujours selon Cohen (Ibid.), la possibilité d’auto-produire des activités, de les réaliser en dehors du travail marchand, et ainsi, de se réaliser, atténue fortement les effets délétères du chômage.
[22] Il faudrait aussi analyser les effets du marché sur « l’économie de la mise en relation ». Les espaces de socialisation et les activités de mise en relation font aujourd’hui l’objet d’un marché organisé et structuré, auxquels appartiennent notamment des organisations en charge de traiter le problème de l’isolement. On pourrait à cet égard parler d’une « marchandisation et d’une privatisation du lien social », voire du « public cible ». La professionnalisation et la gestion administrative des espaces dédiés fait que les espaces conviviaux et gratuits sont limités en termes d’activités possibles et d’accès aux ressources. Plus généralement, le Marché cherche à « exclure », « éliminer » les autres systèmes d’échange pour fonctionner ou à défaut pour maximiser ses marges, en empêchant par exemple un accès direct et gratuit aux ressources afin de créer artificiellement de la rareté. Cela peut décourager les activités gratuites et libre et induire un cloisonnement. L’exclusion peut aussi être induite par une spécialisation des espaces en fonction du type d’activités ou d’objets mis en vente ou intégrés dans un processus de production marchande (exclusion par la spécialisation). D’autre part, l’échange marchand tend à créer de la distance sociale (à repousser la relation), contrairement à d’autres formes d’échanges, fondées sur l’économie non-marchande réticulaire, qui tendent à renforcer le lien social. Enfin, la propriété privée des ressources et des outils de production, et le monopole radical du marché sur de nombreuses activités, induisent une exclusion dans l’accès aux ressources (disponibilité restreinte) qui sont, de facto, au fondement de la pauvreté. Tout dépend donc de là où on porte le regard...
[23] En terme de sociologie marxienne, cela revient à souligner qu’à l’intérieur d’un contexte donné, la domination culturelle, économique et politique de groupes qui maintiennent les personnes dans la pauvreté n’est pas interrogée. Ce n’est pas le groupe qui exclut qui est désigné comme « responsable », mais le groupe qui est exclu ou qui s’exclut. Enfin, la structure d’arrière-plan, c’est à dire l’arrière-plan socio-épitémique qui rend la pauvreté possible, est rarement questionnée. Pourquoi le travail et le mode d’appropriation des outils de production ne sont-ils pas conçus de telle sorte que n’importe qui puisse y avoir accès pour percevoir une rémunération ou pour satisfaire ses besoins ? Pourquoi une personne qui cherche un toit, au sens large, est-elle dans l’impossibilité légale d’occuper un habitat mobile sur un terrain ou occuper un logement inhabité ? Comment des gens peuvent-ils encore vivre dans des conditions déplorables, coincés en plein hiver sous des échangeurs, sans toilettes et dans des abris de fortune, alors que la France comprend plus de trois millions de logements vacancts, trois millions de résidences secondaires, des milliers de kilomètres carrés de terrain laissés en friche et sans doute des millions de personnes âgées isolées qui ne demanderaient qu’un peu de compagnie ? La principale raison n’est-elle pas que les solutions les plus évidentes et les plus simples sont écartées par les courants idéologiques dominants qui sont fondées sur l’apologie de la propriété privée ou de la gestion publique des moyens nécessaires à la subsistance ? Et qu’il en découle une confiscation effective des ressources vitales ?
[24] Nous appuyons notre démarche sur les travaux de Paolo Freire, Pédagogie des opprimés ; suivi de Conscientisation et Révolution, Paris, François Maspero, 1980.
[25] Harold Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF, 2007.
[26] Voir Karl Polanyi, La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris Gallimard, 2009. Nicolas Chochoy, dans « Karl Polanyi et l’encastrement politique de l’économie : pour une analyse systémique des rapports changeants entre économie et société », Revue Française de Socio-Économie, 15, 2015/1, pp. 153 – 173 le définit comme un « processus de séparation de l’économie et de la société par l’émergence d’un marché autorégulateur qui se place comme institution imaginaire organisatrice du social ».
[27] Un espace de gratuité peut se définir comme un « contenant », à l’intérieur duquel les ressources (l’intégralité ou non) qui forment le contenu doivent circuler selon des modalités d’échange non-marchandes. C’est à dire, que le transfert d’usage ou de droit d’usage doit être réalisé sans obligation de contre-partie, dans un sens comme dans l’autre. Fondamentalement, un espace de gratuité est donc défini par la règle d’échange qui prédomine et qui cible tout ou partie de certaines catégories de ressources.
[28] Les espaces de gratuité sont dit « conviviaux » s’ils correspondent au « modèle » d’outil convivial établi par Ivan Illich dans La convivialité, Paris, Seuil, 1990. Celui-ci oppose l’outil convival à des outils contrôlés par des experts et des professionnels qui s’imposent aux usagers, imposent un certain type d’usage et peuvent créer de la dépendance à leur égard. L’outil convivial obéit alors à des règles de fonctionnement spécifiques : ouverture inconditionnelle du contenant, non-directivité, non-obligation d’usage, appropriabilité (simplicité d’usage et de modification, ne crée pas d’aliénation ou de dépendance, possibilité d’intervenir sur la gestion du contenant).
[29] Une partie des observations est d’ores et déjà consignée dans le carnet de recherche participatif Espaces de gratuité et développement endogène, sur la plateforme de recherche Hypotheses : < https://edgmobile.hypotheses.org >.
[30] Concernant les effets de l’engagement des étudiants sur leur bien-être, voir par exemple Anne Brault-Labbé, « Engagement scolaire, bien-être personnel et autodétermination chez des étudiants à l’université », Revue canadienne des sciences du comportement, 42(2), avril 2010.
[31] Sur le concept de citoyenneté ordinaire, voir Marion Carrel et Catherine Neveu (dir.), Citoyennetés ordinaires : pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes, Paris, Karthala, 2014. S’agissant du lien entre citoyenneté et isolement, Cohen (Ibid.) remarque que l’isolement relève d’un processus à deux niveaux : d’une part la difficulté d’établir des relations avec les autres individus et d’autre part de s’inscrire en tant que citoyen au sein d’une société.
[32] Les espaces de gratuité ont pour fonction première de centraliser, faciliter et valoriser ces formes d’échange.
[33] Ils renforcent en effet : l’accès libre à des ressources, quelque soit le niveau de revenus des personnes ; l’offre qualitative et quantitative de ressources disponibles pour les personnes vulnérables, sans devoir les « produire » et financer leur distribution ; l’accès aux ressources dans des conditions dignes, en vertu d’un principe d’horizontalité et de symétrie de l’échange qui n’infériorise pas les populations bénéficiaires.
[34] Les témoignages que nous avons recueillis montrent par exemple que la maison non-marchande de Puivert permet à des centaines de personnes vivant dans le village ou aux alentours de se trouver des vêtements, de la literie, de la vaisselle, des livres et des jeux gratuitement. Désormais parfaitement intégré dans le « paysage », le lieu est même devenu un pôle d’attraction et de vie très apprécié des villageois.
[35] Dans l’expérimentation de la gratuiterie de Limoux, la gestion du local a été « prise en main » bénévolement, au départ par un habitant du quartier désigné comme étant « à problème » et qui disait s’ennuyer. Selon lui, il y trouvait un lieu de sociabilité et une occupation. Il a alors progressivement recruté une petite équipe de trois personnes autour de lui qui s’occupent désormais du magasin gratuit de façon quasi-autonome.
[36] Indirectement : par le transfert du contenant et de ressources d’un lieu à un autre et par la gestion commune d’un bien commun.
[37] Cette propriété est clairement démontrée dans le cadre de la recherche-action autour du Boomerang.
[38] L’expérience menée par Benjamin Grassineau et Charles Péchon avec la caravane de la gratuité durant l’été 2022 a été, de ce point de vue, d’une grande richesse. Elle a montré comment la circulation d’un espace de gratuité sur de longues distances permet de réinterroger la notion de voyage et d’expérimenter une nouvelle forme de mise en lien.
[39] Nous mettrons en avant deux effets. Le premier est immédiat. Ils favorisent le réemploi des ressources ; d’autant plus s’ils sont couplés à des activités gratuites de réparation des objets. Le second est moins direct. L’expérience montre qu’ils amènent à interroger et ajuster la façon dont nous « consommons » pour satisfaire nos besoins. Face à une situation « d’abondance » (relative) et surtout une situation où le prix n’est plus le régulateur des échanges et l’indicateur de la valeur, les personnes trouvent d’autres moyens pour limiter leurs acquisitions. Elles « s’auto-restreignent », pour ainsi dire, en arguant souvent « qu’elles n’ont pas de place », « qu’elle n’ont pas vraiment besoin de tel ou tel objet », etc. Cet apprentissage expérientiel fait encore l’objet d’un travail d’observation par notre équipe de recherche.
[40] Les espaces de gratuité conviviaux permettent en effet une prise en main par les personnes de leur environnement immédiat, de faire « avec ce que l’on a sur place » (DIY), de s’impliquer dans le fonctionnement d’un bien commun, de coopérer plutôt que d’entrer en rivalité et de s’engager dans des actions qui dépasse le cadre purement individuel (ils amènent à rattacher certains de ses actes aux effets positifs qu’ils peuvent avoir sur autrui). Ces aspects font l’objet d’une recherche approfondie dans la recherche-action autour du Boomerang.
[41] Ajoutons qu’ils améliorent notre connaissance de l’économie non-marchande sur un territoire. Soit parce que les personnes se transmettent entre eux des informations sur le sujet, soit parce qu’en soit, il peut s’agir de lieux ressources sur l’économie non-marchande, soit parce que, s’ils sont adossés à un dispositif numérique , ils facilitent la construction de données libres et ouvertes sur les espaces de gratuité, à travers, notamment, leur repérage et la construction de liste de personnes proposant des biens ou des services disponibles gratuitement.
[42] < https://cedrea.net >.
[43] Avec une question de recherche annexe : cet « isolement collectif » est-il corrélé à l’isolement des personnes prises individuellement ?
[44] La recherche-action telle que nous la concevons est un processus adaptatif et progressif : les hypothèses pourront être reformulées et modifiées et les modalités de mise en œuvre pourront évoluer au fur et à mesure de l’évolution du projet. Inscrite dans le long terme, elle est conçue de telle sorte qu’elle allie apprentissage collectif par l’expérience avec une production endogène et un accompagnement discursif et réflexif. D’autre part, elle veut élargir le spectre d’action à l’ensemble du milieu étudiant et de son environnement. Enfin, l’objectif est de tendre à terme vers une autonomie du dispositif.