Quelques réflexions
Les violences de rue, les rivalités entre bandes dans certains quartiers ne sont pas des phénomènes récents.
Mon grand-père, vers 1900, habitait le quartier Martainville en plein centre de Rouen quand il était jeune ; ne pouvaient rentrer dans ce quartier que les gens connus comme habitants du quartier. Les bandes rivales se battaient au couteau. Cinquante ans plus tard Bernard Emo, un des initiateurs de l’éducation de rue, ouvrait sa baraque aux jeunes de ce même quartier qui se castagnaient toujours…Il y organisait des formations de boxe. Dans un premier temps, les jeunes tapaient comme des malades dans les sacs de sable, puis l’apprentissage de la boxe pouvait commencer. Il fallait ce temps d’expression de la colère, du ras le bol avant de pouvoir faire émerger avec eux les lois, les règles qui existent dans le quartier, dans leurs groupes.
Les violences diverses et variées extériorisent la colère ; la colère qui gronde sur laquelle on ne peut pas mettre de mots car elle est l’expression, la manière de dire sa souffrance, ses frustrations, ses vexations, ses manques d’attentions, de tendresse, d’amour. La colère crie sa solitude ; plus que sa solitude, son délaissement, son dénigrement, sa déconsidération. Elle s’exprime là dans la rue contre d’autres qui sont aussi en colère. C’est un affrontement de colères qui sont aussi l’écho de violences physiques, psychologiques endurées dans l’espace privé.
Au moment où l’on s’interroge, une nouvelle fois, sur les bagarres entre bandes, il est nécessaire de considérer les violences privées qui aboutissent à la maltraitance physique, psychologique des enfants, à des climats de vie familiale délétères où il existe des tensions permanentes. Il n’est pas question pour les uns et les autres de se poser, de trouver un peu de tranquillité, d’apaisement ; il faut toujours être sur le qui vive, crier pour se faire entendre, esquisser les coups, les agressions des frères et sœurs ou des parents.
Des rapports sur la ville dénoncent depuis quelques décennies les logements dégradés ; de nombreuses études de sociologie du travail constatent la persistance de mauvaises conditions de travail, de rythmes de travail stressants. Les parents des jeunes et des enfants de ces quartiers sont souvent tributaires de telles conditions de vie. Fatigués, surchargés par leur travail à l’extérieur et à l’intérieur de leur logement, ils sont peu disponibles pour leurs enfants et facilement irascibles. L’amélioration des conditions d’existence des uns et des autres aurait certainement un effet positif pour faire baisser la violence.
Un autre constat peut être fait sur ces jeunes. Ils sont souvent des héritiers de parents, de grands-parents qui vivaient de telles conditions de violence. Il y a une reproduction d’une violence rampante au sein de la famille. On tape les enfants pour qu’ils ne fassent pas de bêtises, on crie dessus pour qu’ils se taisent, on les attache au pied d’une table pour qu’ils ne bougent pas. Ils sont parfois victimes d’inceste ; ils sont témoins de violences conjugales. Ils se retrouvent contraints de vivre ces situations qui les dépassent, les submergent et les rend muets. Ils n’ont pas les mots pour exprimer leurs douleurs physiques, psychologiques ; leurs besoins de tendresse, ils apprennent à se taire. Ils ne savent pas comment ni à qui s’adresser car ils ont honte.
Cet héritage de violences rampantes agresse les personnes qui sont contraintes de les vivre. La question reste posée de savoir comment interrompre, arrêter ces transmissions de processus de reproduction de ces situations, individuellement et collectivement. Il faudrait s’interroger sur les stratégies qu’un individu peut mettre en place, de quels moyens il peut se doter pour sortir de cette spirale dans laquelle il est enfermé. Comment décider un jour de ne pas rester prisonnier des fatalités de la reproduction des frustrations ? Comment apprendre à oser dire, à oser décider je ne veux pas hériter de tous ces grands encombrants de la misère, de l’alcoolisme, du manque de tendresse, des coups, de l’abandon ; et décider, je vaux mieux que cela, je refuse de me laisser enfermer par toutes frustrations ? Il s’agit alors de chercher un pied d’appel pour rebondir, pour refuser d’être considéré comme quelqu’un qui n’a pas de chance et, entreprendre alors un inventaire de toutes ses capacités, ses atouts. Tout faire pour ne pas se laisser tirer vers le bas ; apprendre à reconnaître la beauté de l’humanité qui nous constitue. Chacun de nous a d’immenses chantiers à explorer, les cultures du monde, les millions d’étoiles et de galaxies à découvrir, des univers macro et micro à comprendre. Chacun est capable de création artistique ; des centaines de gens ont déjà réussi à devenir peintre, sculpteur, musicien, écrivain sans être obligatoirement dotés d’une famille aux petits oignons.
Comment accompagner ceux qui ont l’habitude de se faire taper dessus, rabrouer, envoyer promener ; comment apprivoiser ceux qui ont peur de dire, de faire, d’être eux-mêmes ? Comment enrayer les spirales de disqualification personnelle, de culpabilisation, d’enfouissement des talents Cet important travail de résilience à entreprendre, il s’agit de chercher comment le mettre en place ?
Quelles propositions les jeunes peuvent-ils se faire pour mettre en place ces résiliences ?
Cette question conduit à une recherche sur les différentes voies de formation à mettre en place au cœur même de la vie.
Ces violences de rues et leurs règlements de comptes posent la question de la protection des enfants et des jeunes. Les parents ne savent pas trop comment faire avec les enfants parce qu’ils sont fragiles mais aussi rebelles et qu’ils ont été « éduqués » par la violence. Les jeunes ont été traumatisés par ces violences sourdes et quotidiennes. Cette question pourrait être un chantier à ouvrir.
Ces violences de rue et ces rivalités entre bandes posent la question de la place respective des garçons et des filles dans les espaces de la rue.
Où sont les uns et les autres, participent-elles aux bagarres, comment, quelle est leur place ? Sont-elles parfois l’enjeu de violentes rivalités ? Une de mes étudiantes, éducatrice de rue à Strasbourg, avait pointé dans son mémoire la mobilité des filles qui avaient des copains, des petits amis à l’extérieur du quartier, tandis que les garçons de ce même quartier ne réussissaient pas à se faire des petites amies hors du quartier. Elle s’interrogeait, il y a donc une quinzaine d’années, sur les réactions qu’auraient les garçons à terme devant une telle situation.
Comment se décline la délicate et subtile question de l’égalité au cœur même de ces violences ?
Françoise Crézé
16 Juin 2019