Par Paul Feyerabend
Extrait de l’ouvrage de Paul Feyerabend, La science en tant qu’art, Albin Michel, 2003, pp. 133 - 142.
L’essor du rationalisme en Occident a été le résultat de deux mouvements distincts, l’un progressif et involontaire, le second rapide et basé sur les découvertes d’un petit groupe d’intellectuels.
Le premier mouvement a remplacé la richesse des concepts contextuels que l’on rencontre dans l’épopée des origines par quelques concepts abstraits et indépendants de la situation (autrement dits « objectifs »). Le deuxième mouvement a débuté, visiblement avant Parménide, avec la découverte que l’on pouvait créer, à partir de ces concepts objectifs, des histoires particulières que l’on ne tarda pas à nommer « preuves » ou « arguments » et dont le cours n’est pas dicté aux personnages, mais « résulte » de leur nature. Ce ne sont pas les récits contingents rattachés à une tradition, souvent en contradiction avec d’autres récits de la même tradition ou avec des récits d’autres traditions, mais les choses elle-mêmes qui génèrent l’histoire, de manière « objective », c’est à dire : indépendante des opinions et des conditions historiques. La réunion de ces deux mouvements a imposé l’idée d’une connaissance unique – il n’existe qu’une seule histoire acceptable, à savoir « la vérité » -, abstraite, objective et fondée sur des arguments [1].
L’idée abstraite de connaissance a joué un rôle important dans l’histoire de la philosophie et des sciences occidentales et elle continue à les influencer. Or, elle présente souvent une lacune essentielle – elle ne montre pas comment et pourquoi elle peut être utile aux hommes. Le problème s’est déjà posé à des époques antérieures : la connaissance abstraite, telle qu’elle est illustrée par quelques-uns de ses plus grands représentants, possède de nombreuses analogies avec les secrets divins, et le but des décrets divins est rarement expliqué. Ce caractère lacunaire est aussi une conséquence naturelle de la démarche abstraite : des concepts « objectifs », c’est à dire indépendants de la situation, ne permettant pas de saisir des sujets humains et de comprendre le monde tel qu’il est perçu et modelé par eux. Et pourtant, les intellectuels s’efforcent continuellement d’étendre la démarche abstraite et objective à tous les aspects de la vie humaine.
Une pareille entreprise est évidemment paradoxale : des concepts définis par des chaînes d’argumentations explicites, univoques et strictement anhistoriques ne peuvent en aucune manière exprimer le contenu de concepts reflétant des aspects de la vie parfois connus, parfois inconnus, mais toujours en mouvement et donc inséparables de l’histoire humaine. Certains médecins ont très tôt repéré cette difficulté. Ils se sont moqués des philosophes qui essaient de réduire l’ensemble des maladies à quelques concepts, et ils ont opposés à ces piètres tentatives la richesse de leur expérience pratique. En dépit de son propos strictement théorique, Platon n’a cessé de s’intéresser à ce problème et il est souvent revenu à des formes de pensée traditionnelles. La plupart des épistémologistes et de nombreux scientifiques, en revanche, ne paraissent pas même remarquer l’existence d’un problème ; la démarche abstraite est la seule position qu’ils connaissent, et donc le seul point de vue acceptable à leurs yeux. (Cela vaut également pour des penseurs modernes, tels Bohm, Prigorine ou encore Thom qui rejettent le cadre de la physique classique, mais continuent à croire qu’une théorie abstraite qui place les modèles d’explication du comportement humain sur le même plan que les atomes et les galaxies est à même de saisir la nature des problèmes. Seul Bohr et, dans une moindre mesure, Primas, semble intégrer à leur réflexion la subjectivité et l’individualité de l’être humain.)
Il est intéressant de constater que certains éléments fondamentaux de la démarche abstraite interviennent également dans des domaines qui ont été sciemment cultivés en opposition à la pensée abstraite. Les « sciences » humaines en sont un exemple. Les rhétoriciens, les poètes, les humanistes, les psychologues à tendance humaniste et les historiens ont souvent souligné les inconvénients des concepts abstraits et « objectifs » et développé des méthodes alternatives d’étude et de représentation. Ils ont par exemple mis l’accent sur l’importance de la « compréhension » par rapport à l’expérimentation, à l’observation et aux arguments qui en découlent. Mais soit la « compréhension » à laquelle ils se référaient était de nature individuelle, soit il s’agissait d’un processus élaboré par toute une profession spécifique – les êtres extérieurs, « normaux » n’avaient accès à leur enseignement et à leurs manuels qu’après avoir franchi ce sas. Les idées de quelques gens intelligents ou groupes privilégiés étaient là encore érigés en références pour la vie de tous.
Comment faire autrement ? se demande sans doute le lecteur impatient. Comment apprendre à connaître le monde et les hommes qui y vivent si ce n’est de cette manière ? La recherche est difficile et elle n’est pas à la portée de tous. Nous avons besoin que des groupes de personnes formées à cette effet, des spécialistes s’en chargent. La question reste cependant entière. Premièrement : comment doivent procéder ces spécialistes ? Deuxièmement : comment évaluer les résultats auxquels ils aboutissent ? Et troisièmement : qui doit trancher en ce domaine ?
La troisième question a suscité des débats dès l’Antiquité. On peut distinguer deux schémas de réponse – 3a : le travail des spécialistes doit être évalué par des surspécialistes, ou 3b : les spécialistes sont soumis au jugement des citoyens.
Platon était pour la solution 3a. Les spécialistes, dit Platon, sont compétents dans leur domaine, mais ils manquent de recul et ne perçoivent pas le lien entre les résultats des différentes disciplines. Les philosophes (les vrais) détiennent ce savoir. C’est pourquoi il faut leur remettre le pouvoir et les laisser structurer la société à leur idée. Certains aspects de la réponse platonicienne jouent encore un rôle aujourd’hui, même si c’est sous une forme naïve et non articulée. De nombreux scientifiques sont par exemple convaincus que les sciences sont divisées et sciences fondamentales et périphériques et que seules les sciences fondamentales peuvent décemment favoriser le développement de la connaissance et s’exprimer sur ce thème. Protagoras, lui, penchait visiblement pour la réponse 3b. Selon lui, les citoyens d’une société libre où l’information circule parfaitement ne tardent pas à découvrir les forces et les faiblesses de leurs spécialistes. Tout comme les jurés lors d’un procès aux assises, ils se rendent compte que les spécialistes ont tendance à exagérer l’importance de leur travail ; qu’ils sont souvent des vues différentes ; qu’ils sont bien informés sur un sujet précis, mais ne savent généralement rien en dehors de leur domaine ; qu’ils avouent très rarement leur ignorance et n’en souvent même pas conscience, préférant essayer de combler leurs lacunes par des paroles pompeuses qui les aveuglent autant qu’elles leurrent les autres ; qu’ils ne rechignent pas à user de leur autorité pour imposer leurs intérêts propres ; qu’ils prétendent chercher la vérité en s’en tenir à la raison lorsqu’ils se laissent en fait guider par le désir de gloire et par les préjugés – et ainsi de suite. Il est vain – conclura un partisan de la réponse 3b – d’attendre la venue de superscientifiques exempts de ces défauts ; au contraire, ces superspécialistes ne seront contrôlés par personne et pourront ainsi donner libre cours à leurs idées préconçues et à leurs mauvais penchants.
Je suis entièrement d’accord avec la seconde réponse. Cela fait plus de quinze ans que je m’efforce d’exposer ces faits [2]. Comme je l’ai expliqué, les experts sont payés par les citoyens, ils sont leurs serviteurs et non leurs maîtres, et ils doivent être surveillés par les citoyens au même titre que les urbanistes, les installateurs, les politiciens et autres personnes au service de la communauté. Il est vain d’espérer que la déontologie va régler d’elles-même les problèmes rencontrés au sein d’une profession. Tout d’abord, la déontologie suppose que la profession en question est importante et mérite de se développer. Or, les citoyens d’une société libre peuvent tout à fait avoir d’autres priorités (parce qu’ils jugent par exemple plus important d’améliorer la qualité de l’air, de l’eau et de leur alimentation que de financer le collectionnisme aujourd’hui pratiqué à grand frais dans la physique des particules élémentaires). Et pourquoi devrions-nous faire confiance aux scientifiques au sein de leur discipline alors que nous ne leur faisons pas confiance en dehors de ce que nous les obligeons à se plier aux lois générales de la société dans laquelle ils vivent ? Les scientifiques volent, tuent, mentent, bien que la morale leur interdise. Qu’est-ce qui nous autorise à penser qu’ils se comportent mieux « en tant que scientifiques » [3] ?
Mais est-il raisonnable de soumettre à un contrôle démocratique, outre le comportement des scientifiques, la direction que doivent prendre leurs recherches et la validité des résultats obtenus (question n°2) ? Peut-on vraiment espérer que l’aspiration à une vision plus harmonieuse du monde, telle qu’elle est exprimée par des citoyens libres, désireux d’allier, par exemple les acquis du matérialisme à ceux des religions et de leur imposer des limites de nature religieuse, puisse servir de guide futur aux sciences sans conséquences négatives pour le niveau de nos connaissances ? N’est-ce pas pure folie que de donner à des êtres incompétents aux rêves antédiluviens le pouvoir de modifier une masse de savoir et une forme de recherche qui se sont construites au fil des siècles et s’appuient sur de solides arguments, alliés à une évidence substantielle ? Le chapitre suivant tente d’apporter une réponse à ces questions. Voici en quelques mots l’argument qui y est développé :
Premièrement, les acquis de la pensée scientifique moderne ne paraissent importants et il ne semble dangereux d’y porter atteinte que si on adopte une certaine vision de na nature et du but de la connaissance. Mais il existe de nombreux points de vue possibles, qui ont chacun débouché sur des cultures différentes, avec des « résultats » et des « connaissances » donnant un contenu et un sens à la vie en leur sein. Toute atteinte à ce type de connaissance est une atteinte personnelle aux êtres qui vivent selon ses règles (je renvoie ici aux écrits de John Donne sur la révolution copernicienne). Bien sûr, nos intellectuels de formation scientifique n’y voient que des illusions et vantent les mérites du formidable progrès qui a permis de les éliminer, mais cela ne fait que prouver leur prétention et leur manque de respect pour d’autres formes de vie. La démocratie leur donne le droit d’être irrespectueux – mais pas celui de modeler l’ensemble de la société en érigeant ce manque de respect en principe.
Deuxièmement, bien des phénomènes considérés comme des « acquis » du matérialisme scientifique sont en fait des rumeurs e ne reposent sur aucune étude scientifique. On n’a par exemple jamais tenté de vérifier l’efficacité de la médecine scientifique moderne dans des domaines tels que la recherche contre le cancer, l’alimentation, etc., en se livrant à des essais sur des groupes de volontaires qui accepteraient d’être soignés selon d’autres principes. Dans de nombreux pays et États américains, la loi interdit même de constituer de pareils groupes de contrôle. Cela signifie que les médecins ont réussi à utiliser la législation pour se protéger contre une éventuelle critique scientifique. Là encore, c’est aux citoyens qu’il revient de juger la situation et de la modifier si possible.
Troisièmement, les sciences telles qu’elles sont pratiquées par les grands scientifiques (en non par les Églises dogmatiques qui se présentent souvent aujourd’hui sous l’appellation de sciences) font preuve d’une ouverture qui autorise et même encourage un mode de participation démocratique. Pour le montrer, supposons qu’un point de vue A, conforme aux critères scientifiques les plus stricts, soit confronté à un point de vue B radicalement opposé, contredisant les principes mêmes de la pratique scientifique. Dans ce cas, le jugement porté par les intellectuels à tendance scientifique est sans appel : A se voit confirmé, les chercheurs qui basent leurs travaux sur A reçoivent toutes les subventions disponibles, B est éliminé – pas un centime ne doit être dépensé pour approfondir de telles idées. Mais ce jugement néglige certains épisodes intéressants et fondamentaux de la recherche scientifique. En effet, il est arrivé fréquemment que des chercheurs engagés, confrontés à une alternative de type A/B, réussissent à reporter de A sur B la force de l’évidence et les qualités rationnelles qui distinguaient à l’origine A de B, c’est à dire qu’ils ont pu montrer que B était tout à fait respectable sur le plan scientifique et que A n’était intéressant qu’en apparence (on en trouvera un exemple dans les chapitres 6 à 12 de Contre la méthode). Il est clair que cette évolution échappe à toute prédiction scientifique ; ni les partisans de A ni les partisans de B ne sont en mesure de présenter des arguments convaincants en faveur de leur position. D’un autre côté, le fait de soutenir le point de vue A ou B a des conséquences pour la société tout entière et cette décision doit donc être prise de façon démocratique, par référendum ou par consensus. Et comme tous les cas où une position scientifique entre en conflit avec des vues populaires sont du type décrit plus haut, on peut en conclure que l’intégralité de la recherche scientifique doit être soumise par principe à un vote démocratique.
Ces réflexions m’amènent à aborder la question de la survie – celle de la nature et des hommes au vu du manque de vigilance dont font preuve les sociétés, de la pollution de la menace nucléaire. Ce problème est, selon moi, le plus important et le plus difficile de notre époque. Il nous concerne tous également – toutes les classes sociales, toutes les nations, tout le règne naturel sont confrontés de la même manière à ce problème. Il nous contraint à réfléchir très sérieusement à nos priorités. Pouvons-nous continuer à financer des recherches qui ne servent qu’à un groupe réduit (mais en développement constant) de spécialistes, pouvons-nous continuer à écouter nos intellectuels alors que nous savons pertinemment qu’ils ne font que noyer des problèmes humains élémentaires sous des théories inutiles et remplacer la vie dans son ensemble par des modèles naïfs (marxisme, schémas évolutionnistes, etc.), est-il tolérable de continuer à vivre sous la domination d’un « savoir » qui ne reconnaît pas les principaux motifs de paix – l’amour, la compassion, le sentiment du caractère sacré de la nature et de la vie naturelle – et porte donc sa part de responsabilité dans la dévastation de nos existences ? Ou bien n’est-il pas de notre devoir d’informer tous les êtres humains des possibilités qui s’offrent à eux (notamment en matière de reconversion industrielle) afin qu’ils décident eux-mêmes de ce qu’ils souhaitent, en totale harmonie avec leur humanité ? Il ne suffit pas qu’un problème soit identifié et que des spécialistes proposent des théories pour y remédier. Il ne suffit pas que les théories proposées contiennent le pâle reflet des principaux intéressés, à savoir les hommes – il faut que des êtres vivants, dans leur subjectivité fondamentales, se penchent sur le problème et que nous parvenions à une solution démocratique et non théorique. Nous avons vu que les représentants les plus évolués du savoir encouragent une pareille solution démocratique. Nous constatons également que les citoyens de la plupart des payes occidentaux vont beaucoup plus loin que les hommes politiques dans leur désir de mettre fin à la course aux armes nucléaires. Nous savons par ailleurs que le bon sens vaut souvent mieux que les jugements des spécialistes – il suffit d’assister à un procès aux assises pour s’en convaincre. Combinons ces faits pour construire une nouvelle forme de savoir qui soit véritablement humaine, non pas parce que ses théories manipulent des caricatures d’êtres humains, mais dans un tout autre sens, parce que l’ensemble des hommes participent à son élaboration par leurs sentiments et leurs souhaits. Nous réussirons peut-être alors à résoudre le plus grand problème de notre époque, celui de la paix – la paix entre tous les hommes et la paix entre l’homme et la nature.
[1] On trouvera une présentation plus détaillée de ce phénomène, ainsi que des références bibliographiques, à la quatrième partie du chapitre 1 de ce recueil, ainsi qu’au chapitre 17 de Contre la méthode, op. cit., au chapitre 3 de Probleme des Empirismus (Problèmes de l’empirisme), Braunschweig, 1981, et dans l’essai Xenophanes – A forerunner of critical Politics, Dordrecht 1983. Voir également ma contribution à l’ouvrage édité par H.P. Dürr, Der Wissenchafiler und da Irrationale [Le Scientifique et l’Irrationnel], Franfort, 1982.
[2] Dernièrement dans Erkenntnis für freie Menschen [Réflexion pour des hommes libres], op. cit., et dans différents articles du recueil Probleme des Empirismus [Problèmes de l’empirisme].
[3] Dans leur ouvrage très intéressant Betrayers of Truth, New York, 1983, W. Broad et Nicholas Wade tentent de montrer que des impostures scientifiques lourdes de conséquences ont été découvertes non pas de l’intérieur, par « autocritique », mais grâce à l’intervention de personnes extérieures. Voir également la critique de ce livre dans la New York Review of Books du 19 janvier 1984, p. 51.