Compte-rendu de la réunion Lignes de crête du mardi 10 novembre 2020

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Réunion APSAJ / CEDREA / IRTS / LDC

Le contexte

Cette réunion de lancement du projet d’espace de gratuité mobile circulant dans les XVIIIe et XIXe arrondissements de Paris, a eu lieu le mardi 10 novembre durant la matinée. Elle a pris place dans le contexte particulier de l’épidémie de COVID-19 qui, en raison des mesures gouvernementales, a impacté sur son déroulement (environ la moitié des participants étaient présents en visio-conférence) et devrait impacter sur les actions réalisables durant la phase de lancement.

Cependant, si l’installation de l’espace de gratuité mobile devrait être retardée par la crise sanitaire, un consensus s’est établi autour du fait que bon nombre d’actions et d’observations pouvaient d’ores et déjà être entreprises, tant dans le cadre de la formation des étudiants du DEIS que dans le cadre de la recherche-action proprement dite.

Etat d’avancement du projet

Actuellement, le projet entre donc en phase de lancement.

Après une phase de conceptualisation et de préparation qui a duré un peu plus d’un an, il s’agit de réfléchir concrètement à l’installation de l’espace de gratuité mobile, à son accueil par le public, et à observer les réactions, et plus généralement, sa réception et son appropriation par les différents acteurs-chercheurs qui vont y participer – et ne pas y participer.

Sur le plan de la recherche, plusieurs objectifs intermédiaires sont encore au stade préliminaire ; ce qui, dans le cadre d’une recherche-action participative, paraît tout à fait normal, voire même « rassurant » ! C’est en effet un signe que le projet n’est pas figé et planifié à l’avance. La problématisation, la construction d’outils de recherche et l’interaction terrain / recherche / représentation, vont être amenés à évoluer ensemble et à s’affiner au fur et à mesure que les cycles de recherche-action se succéderont.

Sur le plan opérationnel, on pourrait parler d’une pré-phase de repérage : découverte du terrain, premières expériences de pensée pour essayer d’anticiper quelles vont être les réactions (comment les personnes vont s’approprier l’outil, comment interagir pour susciter l’adhésion, comment communiquer sur le projet ?) et enfin, choix et réflexion autour de certaines modalités techniques et de leurs effets.

Points abordés

Je traite ici des points abordés au cours de la réunion du 10 novembre et en rajoute d’autres soulevés : a/ dans la réunion d’équipe de l’APSAJ l’après-midi, b/ lors de la précédente réunion du 29 octobre, c/ au cours de discussions informelles lors de ma phase exploratoire. J’insère également quelques idées et réflexions personnelles.

Finalités, rupture et amorçage

Lors de la précédente réunion en visio-conférence du 29 octobre 2020, nous avons abordé trois points qui constituent une grille d’analyse pertinente pour appréhender les éléments de discussion soulevés au cours de la réunion du 10 novembre.

  • susciter un engagement dans le projet tout en étant transparent dès le départ sur ses finalités,
  • produire une rupture qui devrait être, au moins en partie, en concordance avec ces finalités,
  • élargir l’espace de gratuité à des évènements, des activités qui créeront un amorçage.

Ces trois orientations sont imbriquées et indissociables, car il va falloir construire et partager des finalités dans un contexte où il faut faire attention à ce qu’elles ne deviennent pas trop « discordantes ».

La modalité d’échange de type non-conditionnelle devrait en effet provoquer une rupture qu’il va falloir tenter de maîtriser et d’identifier.

Maîtriser, car une rupture trop soudaine et mal préparée peut provoquer un sentiment d’inquiétude, voire de rejet. Il a notamment été évoqué lors de la réunion avec les acteurs-chercheurs de la prévention spécialisée, des risques éventuels de dérapage dans les espaces de gratuité qui pourraient être liés à des rivalités d’usage ou à l’appropriation exclusive du dispositif par des populations liées à la rue, comme les toxicomanes.

Il faut également parvenir à identifier les désaccords, les craintes, les rumeurs, pas nécessairement exprimées, avant qu’elles ne se propagent, en établissant un dialogue constructif avec les acteurs concernés.

La réutilisation et le don d’objets de seconde main s’insèrent dans un contexte culturel et économique qui n’est pas vierge. De là, plusieurs inquiétudes soulignées lors de la réunion :

  • concurrence potentielle avec les autres associations, notamment celles qui sont structurées autour de l’économie du don,
  • risque que la participation au projet soit perçue comme un signe de pauvreté.

Troisième point, l’amorçage, l’entrée dans l’espace de gratuité, supposent une expérimentation pratique, voire corporelle qui va faire partie du processus de « désapprentissage ». La compréhension des finalités du projet ne peut alors souvent se faire qu’en découvrant de facto « comment ça marche ». Avoir une approche trop directe (finalités → action), surtout avec des jeunes, n’est donc peut-être pas toujours la méthode adéquate.

Il faut ajouter que cet amorçage n’est pas forcément exogène. Il peut prendre pour ainsi dire la forme d’un « auto-amorçage ». Il s’agit alors pour une personne, un jeune notamment, de trouver, de concevoir, des centres d’intérêt, des formes de pratiques qui vont entrer en concordance avec le dispositif, tout en respectant les règles de fonctionnement de base : liberté de prendre, d’apporter, de modifier, d’utiliser, de diffuser le contenant et les contenus qui s’y trouvent.

En tous les cas, il apparaît que la discordance entre les finalités ne pourra être totalement évitée puisqu’en définitive, ne caractérise-t-elle pas le processus d’échange en lui-même (il faut bien avoir quelque chose de différent à échanger !) et la nature même d’un projet ouvert où se côtoient des usagers ayant des profils et des motivations parfois très différents [1] ?

Communiquer, trouver les mots justes

J’ai évoqué, lors d’une discussion ultérieure à la réunion, l’idée que l’espace de gratuité mobile devrait être calqué sur le modèle de la Suisse en miniature, à savoir une zone de neutralité ! Idéalement, associations, jeunes, familles, s’y retrouveront le temps d’un échange réduit à sa dimension la plus simple, à savoir l’échange non-conditionnel. Ensuite, c’est la répétition de ces échanges successifs qui va permettre de co-construire un lien réel et symbolique entre des personnes, physiques ou morales, ayant des appartenances et des finalités distinctes.

Cette co-construction d’un lien inédit devrait pouvoir s’enclencher si l’on conçoit dès le départ l’espace de gratuité comme une hétéropie ouverte ; à savoir, un espace physique, ici mobile, où les règles sociales sont temporairement chamboulées (la rupture) et dans lequel un imaginaire de l’échange peut être en permanence recréé par les habitants (on voyage et on tisse un lien à travers l’objet). L’idée est que le basculement dans une autre forme d’échange et sa dimension mobile sortent ainsi l’espace de gratuité de la dimension relationnelle parfois « enfermante » ou clivante, qui structure les interactions entre les acteurs dans le quartier et les rapports entre les quartiers.

Mais pour cela, il semble nécessaire de s’appuyer sur un langage commun, « entendable » par tout le monde (condition du voyage, en somme). Ce langage doit être simple et accueillant, tout en suscitant la réflexion et tout en étant clair sur le fonctionnement et la finalité générale de l’espace de gratuité. La neutralité doit trouver sa correspondance dans un langage simple, épuré et si possible sans équivoque.

Lors de la réunion, nous avons donc beaucoup parlé de la nécessité de trouver des mots justes qui parlent aux jeunes, qui transmettent le message, sans provoquer de rejet. Je caricature volontairement, mais si l’espace de gratuité mobile s’appelle « centre d’aide pour les pauvres », le message reçu et l’effet recherchés ne seront pas les mêmes. En plus, le message fera se fourvoyer l’usager puisque précisément, l’espace de gratuité mobile va être ouvert à tou.te.s, sans condition de revenus.
La question de la traduction du message va donc être centrale dans la phase de lancement et dans la mise en place de l’espace de gratuité mobile. Comme l’a souligné Tahar, il s’agit de savoir qui parle, à qui on parle et comment on parle : aux institutions, aux habitants, aux jeunes ? En sachant que ce n’est pas toujours simple car en définitive, on ne parle jamais à des institutions, à des catégories, mais à des interlocuteurs. Potentiellement, toute personne est déjà positionnée et auto-positionnée par rapport à une institution ou une catégorie (sentiment d’appartenance, exclusion de fait, relation d’indifférence...).

Enfin, il a été suggéré de ne pas seulement se focaliser sur la parole, comme vecteur de communication, mais également sur l’image et la pratique. A ce titre, il est important de rendre la pratique et l’image de l’espace de gratuité agréables et positives. Et, de ce point de vue, la maintenance du lieu peut se rapprocher en partie de problématiques qui sont celles des vendeur.se.s de rue.

La délimitation des rôles et la déontologie du projet

La question de la délimitation des différents rôles dans le projet a été abordée à plusieurs reprises lors de la réunion.

Leila a notamment souhaité qu’on approfondisse la différence entre acteurs et partenaires. Termes dont l’acception, dans le cadre de la gestion de projet, diffère de celle qui prévaut dans une recherche-action. Je crois que nous sommes arrivés à la conclusion suivante : l’acteur est une personne physique ou morale (collectif ou organisation) qui participe directement au projet, qui s’investit physiquement ou intellectuellement dans l’action proprement dite. Le partenaire, à l’inverse, apporte un soutien, une participation économique, une ressource matérielle (emplacement, don ou récupération d’affaires, offre de compétences, par exemple), mais il ne va pas porter l’action en tant que telle [2].

Dans le présent projet, les acteurs institutionnels de la recherche-action sont actuellement l’APSAJ, CEDREA, GratiLib, l’IRTS Parmentier et Lignes de crête.
Lors de la discussion, Aude a par ailleurs bien rappelé que la participation des étudiants au DEIS tendait vers une recherche observationnelle ou théorique, bien qu’il ne faille pas négliger la dimension recherche-action du projet. Les étudiants seront amenés à participer à la recherche, mais leur action en matière d’élaboration et de conduite du projet ne sera pas leur domaine prioritaire.

D’autres points restent encore à déterminer sur la participation des autres acteurs-chercheurs. Quelle va être la place des jeunes ? Qui va assurer la maintenance du lieu ?

Enfin, Tahar a abordé la question d’une déontologie du projet à travers l’écriture
d’une charte, qui préciserait le positionnement général par rapport aux partenaires et une délimitation éthique de l’action proprement dite. Cette charte reste à rédiger.

Élaboration des outils de recherche et participation des étudiants du DEIS

Tout au long de la réunion, nous avons rappelé que la recherche est un des aspects centraux du présent projet. A la fois comme outil de réflexion et de compréhension pour les acteurs chercheurs dans une démarche de développement endogène, mais aussi comme objectif en soi de production de connaissances scientifiques.

Nous avons convenu, lors de la réunion, que la recherche en tant que telle pouvait démarrer dès à présent. Pour les étudiants du DEIS, nous sommes arrivés à la conclusion qu’une des premières choses à entreprendre était de rédiger ce qu’on appelle un état de l’art, c’est à dire, une recherche sur ce qui a déjà été fait qui se rapproche du présent projet.

D’autres pistes ont été envisagées lors de la réunion :

  • L’instrumentalisation du don dans les phénomènes d’emprise : Sébastien a soulevé la question de la place du don notamment dans le marché de la drogue. Proposer des formes de don alternatif peut-il avoir un impact sur cette emprise ou au contraire être vu comme un signe de faiblesse de la part des jeunes qui vont participer au dispositif ?
  • La question du rapport entre la violence, le don et la gratuité a été évoquée. Cette thématique est large et soulève des questions aussi variées que :
    • Le don à l’intérieur des phénomènes de violence groupale : le don comme sacrifice, le don de protection, le fait de « donner des coups », la violence gratuite (qui dérange), etc.
    • La gratuité risque-t-elle de générer d’avantage de conflits ou les conflits d’appropriation sont-ils indépendants de la modalité d’échange (don, achat, prêt) ? Les procédures de résolution varient-ils en fonction de la modalité d’échange ?
    • Le changement de modalité d’échange est-il mobilisé par les acteurs pour solutionner des conflits (passage du don à l’échange marchand ou réciproquement) ?
  • Approche réflexive de la recherche-action : comment la mise en place du dispositif, notamment durant la phase de lancement, impacte-t-elle sur les représentations des acteurs ?Les amène-t-elle à changer de perspective ? Vont-ils proposer de nouvelles pistes ? Quelles appréhensions, représentations, sont observés de façon récurrente ?
  • Le rapport entre les réseaux de don pré-existant ( a/ les réseaux de dons « vernaculaires », b/ l’économie caritative déjà établie sur place) et les réseaux qui pourraient se greffer à l’espace de gratuité mobile. Pour observer l’évolution, il serait opportun de disposer d’une première observation de ces réseaux : dons entre familles, réseaux de récupération plus ou moins organisés (il me semble qu’il y a une vieille tradition des chiffonniers sur Paris), lieux de récupération, espaces de gratuité déjà implantés, etc. Reste ensuite à déterminer l’impact du projet d’espace de gratuité mobile à ses différentes phases sur ces réseaux.

Ces questions seront approfondies dans le premier rapport de recherche (à venir très prochainement).

Aspects pratiques et forme de l’espace de gratuité mobile

Actuellement, la phase de mise en place devrait comprendre les étapes suivantes :

  • Aménagement du camion que l’APSAJ met à disposition pour le projet : suppression de la banquette arrière, fabrication de auvents, tréteaux, etc.
  • Balisage et affichages de l’information sur le camion.
  • Création d’outils numériques et de prospectus pour faire connaître le projet : il serait pertinent de mobiliser la compétence des jeunes en matière de réseaux sociaux le plus rapidement possible.
  • Réunions pour réfléchir aux premières activités d’amorçage. Plusieurs pistes ont été évoquées : ateliers motos et vélos, maintenance informatique, codage ? Et d’autres idées nous étaient venues lors de la précédente réunion : défilés de mode avec les affaires de l’espace de gratuité mobile (peut-être prématuré), activités artistiques de rue (nombreuses possibilités avec le principe des « objets nomades »), chasse au trésor inversée (forme de don à l’étalage mais dans le cadre d’une chasse au trésor), repas gratuit, concerts, etc. Je note que ces idées semblent se structurer autour de quatre principes : l’évènement, le festif (l’arrivée de l’espace de gratuité et son départ doivent être à chaque fois une petite aventure !), l’aspect pratique (pour amorcer, il faut apporter des services concrets qui servent aux personnes), l’aspect ludique (important car il permet de compenser l’absence de motivations extrinsèques qui peut faire défaut dans le cadre d’échanges non-conditionnels), l’aspect social, groupal (qui va faciliter l’appropriation du dispositif).
  • Repérage approfondi des lieux pertinents pour poser l’espace de gratuité mobile.
  • Personnalisation de l’espace de gratuité mobile. Avec Tahar, hors réunion, nous avons pensé à ce nom : « le Boomerang » (cf. rapport de recherche).

Pour finir, la question s’est posée de savoir quelles limites seront assignées à l’espace de gratuité mobile :

  • Paramètres géographiques : dans quels territoires va-t-il circuler ? Prévoit-on l’implantation d’espaces de gratuité annexes dans la rue, dans des lieux d’accueil ? Quelle mobilité pour l’espace de gratuité : régulière, à la demande des jeunes ?
  • Choix des modalités d’échange : liberté totale au niveau des dons et des retraits, rationnement, filtrage des contributions, prêts gratuits (avec ou sans caution), circulation « d’objets nomades » ? Ces choix sont réversibles, mais ils ne doivent pas être pris trop à la légère, car par expérience, j’ai pu observer que le changement ou l’ajout d’une modalité d’échange met en évidence une certaine inertie dans les pratiques qui vont se développer autour de l’espace de gratuité mobile et dans l’image qu’il renvoie.
  • Périmètre du modèle économique : utilisation du prêt gratuit avec caution ; prêt, location de l’espace de gratuité mobile ?
  • Choix des partenaires et des acteurs : projet entièrement ouvert ou participation limitée à des associations ponctuelles ?
  • Échange de contenus informationnels ? Projet étendu à la collecte d’informations sur les espace de gratuité et les réseaux de don pré-existants ? Orientation de l’espace de gratuité mobile comme lieu de ressources informationnelles sur la gratuité ?
  • Population concernée : filtrage, ouverture inconditionnelle, exclusivement du volontariat ? Qui va en décider ?
  • Limites organisationnelles : choix d’un modèle démocratique pour les prises de décision ? Si oui, lequel ?

[1En y réfléchissant, dans un échange, une partie seulement des finalités est généralement partagée : jouer, s’enrichir, etc. tandis que d’autres finalités sont contradictoires ou parallèles. Par exemple, contradiction entre la finalité d’empêcher que la balle ne rentre dans la cage, ou au contraire, de faire entrer la balle dans la cage, finalités qui ne se rejoignent pas forcément, ou s’ignorent : jouer pour être payé, jouer pour maigrir, jouer pour rencontrer du monde, etc.

[2Sous cette forme, la définition renvoie à une réalité socio-économique et juridique indéniable, mais parfois un peu approximative et rarement questionnée. Dans le cadre du présent projet, cette approximation paraît toutefois suffisante pour départager les différents rôles.

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Posté le 23 novembre 2020 par Benjamin Grassineau