Reproduction d’un texte de William Godwin extrait de l’Enquête sur la justice politique, livre VI, Chapitre 8, De l’éducation nationale
Ce mois-ci, nous vous proposons comme texte classique, un extrait de l’ouvrage de William Godwin, Enquête sur la justice politique qui fait écho au texte, Des préjugés académiques de Brissot.
Si Godwin utilise de préférence le bon sens, la raison et les exemples concrets pour appuyer ses démonstrations, il n’en demeure pas moins un grand théoricien de la science politique et de l’épistémologie, au même titre que David Hume et John Locke. Dans cet extrait, il produit dès la fin du XVIIIe siècle, une analyse qui anticipe les risques de collusion entre le pouvoir politique et le pouvoir intellectuel.
Une traduction de son ouvrage clé, Enquête sur la justice politique, considéré comme un des ouvrages phares de l’économie politique anglaise, et aussi, comme un des ouvrages fondateur de l’anarchisme politique, vient enfin d’être réalisée intégralement en français. Elle est disponible aux Atelier de création libertaire, 2005.
Arguments en sa faveur. Réponse : 1) elle induit la permanence de l’opinion ; description de la nature du préjugé et du jugement ; 2) elle requiert l’uniformité de fonctionnement ; 3) c’est le miroir et l’agent du gouvernement national. Le droit de punir n’est pas fondé sur la fonction d’instruire qui lui est antérieure.
Un moyen habituel du gouvernement pour intervenir dans l’opinion et l’influencer est le contrôle exercé à un degré plus ou moins grand dans le domaine de l’éducation. Il convient d’observer que l’idée de ce contrôle a été admise par plusieurs avocats zélés de la réforme politique. À ce titre, la question de savoir si ce contrôle est approprié ou non mérite un examen plus approfondi.
On a déjà anticipé l’argumentation en faveur de ce contrôle : « Ceux qui sont nommés aux fonctions de la magistrature et qui ont pour devoir de prendre en considération le bien public peuvent-ils légitimement négliger l’éducation de l’esprit du jeune enfant en laissant au hasard sa perfection ou sa dépravation à venir ? Est-il possible que le patriotisme et l’amour civique parviennent à devenir la caractéristique de tout un peuple par quelque autre moyen qu’en faisant de la transmission précoce de ces vertus une préoccupation nationale ? Si l’éducation de notre jeunesse est entièrement confiée à la sagacité de leurs parents ou au hasard de la bienveillance accidentelle d’individus œuvrant à titre privé, cela n’aura-t-il pas pour conséquence nécessaire que certains seront éduqués à la vertu, d’autres au vice, et que d’autres enfin seront complètement négligés ? » On a ajouté à ces considérations que « la maxime qui a prévalu dans la majorité des pays civilisés selon laquelle l’ignorance de la loi n’est pas une excuse à son infraction, est au plus haut degré inique ; que ce gouvernement ne peut nous punir à juste titre pour nos crimes lorsque nous les avons commis, sans avoir été avertis de ne pas les commettre, ce qui ne peut être fait correctement sans quelque chose qui relève de l’éducation publique ».
Qu’un projet dans ce but convienne ou non, cela doit être déterminé en considérant sa tendance heureuse ou malheureuse pour tous. Si les efforts du magistrat en faveur d’un système d’instruction quelconque supportent l’épreuve de conduire au service du public, il ne peut sans aucun doute le négliger légitimement. Si ces efforts conduisent au contraire à lui porter préjudice, il est mauvais et injustifiable qu’ils soient entrepris.
Les préjudices provenant d’un système d’éducation nationale sont d’abord dus à ce que tous les établissements publics impliquent l’idée de permanence. Ils tâchent, peut-être, d’assurer et de propager tout ce qu’on sait déjà être avantageux pour la société, mais ils oublient que ce que l’ont ne sait pas est de plus d’ampleur. Si, lors de leur fondation, ils ont apporté les plus grand bienfaits, ils doivent devenir de moins en moins utiles à mesure qu’ils s’installent dans la durée. Mais, dire d’eux qu’ils sont sans utilité, n’est qu’une bien faible expression de leurs inconvénients. Ils limitent activement les envols de l’esprit et ancrent celui-ci dans la croyance en des erreurs discréditées. On a fréquemment constaté, à propos des universités et de tous les établissements considérables qui se proposent un but éducatif, que les connaissances qui y sont dispensées sont en retard d’un siècle sur les connaissances acquises par les membres libres et sans préjugés de la même communauté politique. Dès lors qu’un système a réussi à s’établir de façon permanente, l’aversion pour le changement s’inscrit comme l’une de ses caractéristique. Il se peut qu’un choc violent oblige ceux qui le préconisent à changer un vieux système philosophique contre un autre moins obsolète. Ils sont alors attachés aussi opiniâtrement à cette seconde doctrine qu’ils l’étaient à la première. L’amélioration intellectuelle réelle exige que l’esprit puisse, aussi rapidement que possible, être mené jusqu’aux connaissances les plus élevées déjà existantes parmi les membres éclairés de la communauté et, à partir de là, s’engage dans la recherche d’acquisitions ultérieures. Mais l’éducation publique a toujours dépensé son énergie à appuyer des préjugés ; elle enseigne à ses élèves l’art de soutenir les dogme qui se trouvent par hasard établis. Nous étudions Aristote ou Thomas d’Aquin ou Bellarmin ou le président du tribunal Coke non afin de pouvoir déceler leurs erreurs, mais pou que nos esprits s’imprègnent d’établissements publics ; et, même dans l’institution médiocre de l’école du dimanche, ce qu’on enseigne surtout, c’est une vénération superstitieuse pour l’Église d’Angleterre, et un grand respect devant toute personne bien habillée. Tout ceci s’oppose directement aux intérêts véritables de l’humanité. Tout ceci doit être désappris avant que nous puissions commencer à être sages.
La caractéristique de l’esprit est d’être capable d’amélioration. Un individu abandonne ce plus bel apanage humain dès lors qu’il décide d’adhérer à certains principes immuables pour des raisons qui ne sont pas maintenant présentes dans son esprit, mais qui l’étaient autrefois [1]. À l’instant où il se ferme à la voie de la recherche, son intelligence meurt. Ce n’est plus un homme, mais le fantôme d’une sottise que celui qui isole un principe des preuves sur lesquelles repose sa validité. Si je perds l’habitude d’être capable de me remémorer ces preuves, je ne crois plus en une perception, mais à un préjugé ; une croyance peut m’influencer à la manière d’un préjugé, mais ne peut m’animer comme une appréhension réelle de la vérité. La différence entre un homme ainsi guidé et l’homme qui garde toujours un esprit en éveil est la même qu’entre la couardise et la force. l’homme qui est, au meilleur sens du terme, un être intelligent, a plaisir à se rappeler les raisons qui l’ont convaincu, à les répéter aux autres de manière à pouvoir les convaincre et à les garder plus distinctes et explicites dans son propre esprit. En outre, il est disposé à examiner les objections car il ne tire aucune fierté d’une erreur logique. Celui qui est incapable de cet exercice salutaire, à quel dessein valable peut-il être employé ? Il s’ensuit qu’aucun vice n’est plus destructeur que celui qui nous apprend à considérer un jugement comme définitif, non soumis à révision. Le même principe applicable aux individus s’applique aux communautés. Aucune proposition aujourd’hui considérée comme vraie n’est valable au point de justifier la création d’un établissement ayant pour but de l’enseigner à l’humanité. Renvoyez celle-ci à la lecture, à la conversation, à la méditation ; mais apprenez-lui à ne croire en aucun catéchisme, qu’il soit moral ou politique.
En deuxième lieu, l’idée d’éducation nationale repose sur un manque d’attention concernant la nature de l’esprit. Tout ce que chaque homme fait pour lui-même est bien fait ; tout ce dont ses voisins ou ses compatriotes se chargent pour lui est mal fait. Notre sagesse nous pousse à inciter les hommes à agir par eux-mêmes et non à les maintenir dans un état de perpétuelle minorité. Celui qui apprend parce qu’il désire apprendre prêtera attention à l’enseignement qu’on lui dispense et en comprendra le sens. Celui qui enseigne parce qu’il désire enseigner s’acquittera de sa tâche avec enthousiasme et énergie. Mais au moment où l’institution politique entreprend d’assigner sa place à chacun, les fonctions de tous sont accomplies avec indolence et indifférence. Les universités et les établissements coûteux se sont depuis longtemps fais remarquer par leur prétention et leur ennui. Le pouvoir civil m’a donné la faculté d’affecter mon bien à certains projets théoriques. Mais c’est une présomption que je puisse aliéner mes opinions comme je peux le faire de ma fortune. Ôtez ces obstacles qui s’opposent à la clairvoyance des hommes et qui les retiennent de poursuivre leur intérêt réel. Mais il est ridicule d’entreprendre de les débarrasser de l’activité qu’exige cette poursuite. Ce que je gagne, ce que j’acquiers seulement parce que je désire l’acquérir, je l’estime à sa vraie valeur. Mais ce qui m’est imposé peut me rendre indolent, mais non digne de respect. C’est une sottise extrême que de tenter d’assurer aux autres, sans un effort de leur part, les moyens d’être heureux. Tout ce projet d’éducation nationale repose sur une hypothèse que nous n’avons cessé de réfuter tout au long de ce travail, mais qui nous est renvoyée sous mille formes, à savoir qu’une vérité sans protecteur ne convient pas si l’on entend éclairer l’humanité.
En troisième lieu, on doit décourager sans exception tout projet d’éducation nationale à cause de son alliance évidente avec le gouvernement. Il s’agit d’une alliance d’une nature plus redoutable que l’alliance ancienne et controversée entre l’Église et l’État. Avant de placer un instrument si efficace sous le contrôle d’un agent si ambigu, il est utile que nous réfléchissions bien à ce que nous faisons. Le gouvernement ne manquera pas de l’utiliser pour raffermir son emprise et perpétuer ses institutions. Quand bien même nous supposerions que les agents du gouvernement ne se proposent pas un objectif susceptible de leur apparaître, non simplement innocent, mais méritoire, le mal ne s’en produirait pas moins. Leur point de vue en tant que fondateurs d’un système éducatif ne manquera pas d’être semblable aux points de vue qui sont les leurs dans leur action politique. Les données sur lesquelles ils revendiquent leur conduite comme hommes d’État seront celles sur lesquelles ils feront reposer leurs directives. Il n’est pas vrai qu’on doive apprendre à notre jeunesse à vénérer la Constitution, quelque excellente qu’elle soit ; elle doit être amenée à vénérer la vérité et la Constitution seulement dans la mesure où celle-ci correspond à ce que, en dehors de toute influence, elle déduit de la vérité. Si le projet d’une éducation nationale avait été adopté alors que le despotisme était le plus triomphant, on ne doit pas croire qu’il aurait pu étouffer la voix de la vérité à jamais. Mais il aurait été le stratagème le plus formidable et le plus profond que l’imagination eût le pouvoir de suggérer pour y parvenir. Pourtant, dans les pays où la liberté surtout l’emporte, on doit raisonnablement supposer qu’il y a d’importantes erreurs, et une éducation nationale à la tendance la plus directe à perpétuer ces erreurs et à former tous les esprits sur un seul modèle.
Il n’est pas facile de dire si mérite une réponse particulière la remarque selon laquelle « le gouvernement ne peut pas punir légitimement les délinquants avant de les avoir informés de ce qu’est la vertu et de ce qu’est l’infraction ». Il est à souhaiter que l’humanité n’ait jamais à apprendre une leçon d’une telle importance par un canal aussi incompétent. Raisonnablement et équitablement, le gouvernement peut estimer que les hommes qui vivent en société savent que les crimes monstrueux sont nuisibles au bien commun sans qu’il soit nécessaire les désigner comme tels dans des lois proclamées par des hérauts ou expliquées par des clercs. On a prétendu que « la simple raison pouvait m’enseigner à ne pas frapper mon voisin, mais qu’elle ne m’interdirait jamais d’expédier d’Angleterre un sac de laine, ni d’imprimer la Constitution française en Espagne ». Cette objection nous amène à la véritable distinction dans ce domaine. Tous les crimes réels qu’on peut considérer comme objets légitimes d’une censure judiciaire peuvent être discernés sans que la loi nous l’enseigne. Tous les crimes présumés qui ne peuvent être ainsi discernés sont véritablement et invariablement situés au-delà de la compétence d’une saine justice criminelle. Il est vrai que mon entendement propre ne m’aurait jamais conduit à penser qu’exporter de la laine était un crime ; je ne crois pas non plus qu’il s’agisse d’un crime du moment qu’on a établi une loi affirmant que c’en était un. C’est une atténuation faible et méprisable aux châtiments iniques que d’annoncer à l’humanité et à l’avance que vous avez l’intention de les infliger. Les hommes à l’esprit élevé et généreux seraient presque tentés de s’exclamer : « Détruisez-nous, si vous le souhaitez ! Mais ne tentez pas, par le biais d’une éducation nationale de détruire en notre entendement la faculté de discerner ce qui est juste de ce qui est injuste ! ». L’idée d’une telle éducation, peut-être même celle de la nécessité d’une loi écrite, ne serait jamais venue si le gouvernement et la jurisprudence n’avaient jamais tenté de convertir arbitrairement l’innocence en culpabilité.
[1] Livre 1, chapitre 5.