Article publié en 2013 sur GratiLab.
Introduction
L’analyse sociologique du discours sur la « science » (DS)1 suit aujourd’hui trois voies. Une voie démystificatrice, où l’objectif est de montrer que le discours profane sur la science (émanant ou non des « scientifiques ») et le discours épistémologique ne décrivent pas correctement la réalité et la complexité des pratiques « scientifiques ». Elle se centre ainsi sur la valeur épistémologique du DS2. Une voie « constructiviste », où elle cherche à comprendre comment ce DS intervient dans la construction, la diffusion3 et l’usage du savoir scientifique ; le DS est donc étudié sous l’angle de sa fonction épistémologique 4. Une voie « fonctionnaliste », où elle tente de rattacher ces DS à leurs fonctions sociales5.
Tout l’intérêt de la voie fonctionnaliste se révèle lorsqu’on prend acte du fait que la science est une activité presque exclusivement professionnalisée6. Aussi, il est raisonnable de penser qu’elle secrète un discours sur elle-même dont la fonction est de défendre les intérêts de la profession. J’appelle cette fonction, la fonction professionnelle. Quant aux thèses qui remplissent cette fonction, je les regroupe dans ce que j’appelle le « Discours Professionnel sur la Science » (DPS).
Cet article propose un recensement, une classification et une illustration des thèses qui composent le DPS, ainsi qu’une esquisse de leur fonction professionnelle7. Le corpus d’observation inclut des textes « scientifiques », des textes de vulgarisation et des interventions sur Wikipédia. Il demeure réduit, car mon objectif reste avant tout leur recensement et leur mise en relief. Face à la puissance du DPS, il s’agit déjà de l’objectiver ; de montrer que ces thèses existent, qu’elles sont présentes dans le DS ; et qu’elles le sont à différentes époques, en différents lieux.
Un des objectifs annexes de cet article est également de montrer que le DPS a une connotation presque religieuse8. Il ordonne les faits, leur confère un sens, valorise certaines actions, fournit un schéma de progression individuelle (allant jusqu’à la révélation) ainsi qu’un but collectif auxquels les individus et la société doivent se conformer.
Typologie
Le tableau 1 propose une classification de ces thèses, en fonction de quatre domaines visés par le discours : le contenu, les relations avec les autres courants qui souhaitent accéder aux outils sur lesquels la science professionnelle détient un monopole radical au sens d’Illich (2004), le fonctionnement interne de la profession, le rôle social (image sociale de la science).
Types | Thèses | Sous-thèses et/ou description | |
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S’intéresse d’abord au contenu de la science | Thèse de la méthode exclusive | Unicité de la méthode. Il n’y a qu’une « méthode » qui définit la « vraie » science et conduit au savoir scientifique. Les formes de connaissance qui reposent sur d’autres méthodes sont non-scientifiques, et il faut les exclure de l’activité scientifique (donc exclure ceux qui les pratiquent). | |
Unicité de la vérité. Il n’y a qu’une seule théorie vraie. | |||
Fossé entre science et non-science. Il y a une différence significative entre la « non-science », les pseudo-sciences et la science. C’est à dire la connaissance scientifique, évaluée comme telle par les scientifiques professionnels sur la base de la méthode scientifique. | |||
Relation avec les autres courants d’opinion | Thèse du fossé grandissant | Il y a un écart grandissant entre l’opinion publique et la science. L’opinion publique dénigre la science ou en ignore les principaux aspects. | |
Thèse de la citadelle assiégée | L’activité scientifique est « assiégée », envahie par les pseudo-sciences, les religions, etc., qui risquent de compromettre la neutralité, la qualité et l’intégrité du discours scientifique. | ||
Fonctionnement interne de la profession | Thèse du mérite | Les scientifiques sont rémunérés symboliquement et matériellement grâce à un système de rémunération et d’évaluation qui distribue les ressources de manière juste et méritoire, selon les qualités intrinsèques des scientifiques (persévérance, perspicacité, intelligence, curiosité, etc.) et la qualité de leurs travaux (celle-ci reflétant en principe les qualités intrinsèques). | |
Thèse de la transparence | Utilisation des outils. Les outils de production et de diffusion de la science sont : ouverts (tout le monde y a accès), utilisés de façon égalitaire, transparents (leur utilisation et leur fonctionnement sont publics), neutres (ils ne privilégient aucun courant scientifique). | ||
Conséquences. N’importe qui peut critiquer publiquement un résultat scientifique et se faire entendre, la production du savoir est désintéressée et idéologiquement neutre. | |||
Cependant. L’accès aux outils est limité par la qualité du discours scientifique proposé, et le pouvoir d’évaluation doit être détenu par les scientifiques professionnels (ce qui constitue une entrave sérieuse à la première sous-thèse). | |||
Rôle social | Thèse de l’autonomie nécessaire | Nécessité du financement | L’activité scientifique ne peut reposer exclusivement sur le travail d’amateurs bénévoles et non supervisés, car cela induit un manque d’incitation et des contributions inadéquates. Il faut donc rémunérer et encadrer les scientifiques pour qu’ils puissent pratiquer leur activité. |
Il n’y a pas de recherches scientifiques possibles sans un financement significatif. | |||
Indépendance. La rémunération met les scientifiques à l’abri d’une récupération de leur travail. | |||
Autonomie. La science doit être autonome pour progresser. Et les retours sur investissements sont longs. | |||
Thèse du progrès scientifique | Thèse évolutionniste. Le progrès scientifique « existe », il y a bien progrès, amélioration des théories, et remplacement des mauvaises théories par les bonnes. | ||
Thèse du progrès positif. Le progrès a des effets positifs, il améliore notre connaissance du monde et donne naissance à des techniques qui concourent au bien commun (et qui sont attribuées à la science). Néanmoins, ce progrès bouleverse les croyances des non-scientifiques, il faut donc diffuser le discours scientifique au maximum pour lutter contre cette ignorance ou « l’obscurantisme » des pseudo-sciences (enseignement qui doit être fermé à ces courants et doit refléter le progrès scientifique). | |||
Thèse fataliste du progrès. Ce progrès est inéluctable. Il est vain ou dangereux de vouloir s’y opposer. | |||
Thèse de la neutralité pratique et idéologique de la science | Thèse de la neutralité idéologique. La science ne vise pas à orienter des applications pratiques, elle est neutre, et elle n’obéit à aucune « idéologie » (un résultat scientifique est vrai, quelque soit l’idéologie de celui qui le formule et l’idéologie qu’il défend intrinsèquement). | ||
Thèse de la neutralité pratique. La science n’est pas responsable des effets indésirables liés aux applications issues de ses découvertes. | |||
Thèse du berger bienveillant | L’expertise scientifique est optimale et neutre. La science peut donc guider la société vers un maximum d’efficacité. Et elle doit le faire éventuellement contre l’opinion publique, contre la « doxa » qui est erratique. |
La vision de la science de Carl Sagan
Un bon condensé du DPS nous est donné dans l’ouvrage de vulgarisation scientifique rédigé en 1977 par Carl Sagan, Les dragons de l’Eden. Spéculations sur l’évolution de l’intelligence humaine et autre (1980). Dans cet ouvrage, Sagan s’appuie sur la méthode scientifique pour discréditer les « pseudo-sciences » et légitimer le DPS.
En premier lieu, il défend clairement la thèse du mérite, en l’appuyant sur la biologie néo-darwiniste. Selon lui,
Toutes les traces de l’évolution de notre planète (...) illustrent une tendance progressive dirigée vers l’intelligence. Il n’y a rien de mystérieux à ce propos : les organismes intelligents survivent beaucoup mieux et ont une progéniture plus abondante que ceux qui sont stupides. (idem, p. 256). La sélection naturelle a servi de filtre intellectuel, en produisant des cerveaux et des intelligences de plus en plus aptes à répondre aux lois de la nature. (id., p. 259).
Partant de ce raisonnement, il défend la thèse du progrès scientifique en s’appuyant sur la thèse du progrès inéluctable, celle de la synergie des progrès (tous les progrès s’entretiennent et se soutiennent) et, ce que Hirschman appelle la thèse du péril imminent9. Cette dernière thèse vise à s’opposer au conservatisme des gouvernements et des mouvements anti-réformistes.
« Plus de connaissance et d’intelligence (plutôt plus que moins) semble clairement la seule issue à nos difficultés actuelles et la seule voie ouverte à un avenir significatif pour l’humanité (et, en fait, à un avenir tout court), ceci n’est pas un point de vue toujours adopté en pratique. Les gouvernements perdent parfois de vue la différence entre les avantages à court terme et ceux à long terme. Les bénéfices pratiques les plus importants se sont développés à partir des progrès scientifiques les moins évidents et apparemment les moins pratiques » (id., p. 262). En outre, « Les sociétés (...) veulent exercer leur sagesse pour décider quelles technologies — c’est à dire quelles applications de la science10 — doivent être suivies. Mais si elles ne constituent pas la base d’une recherche fondamentale, si elles ne soutiennent pas l’acquisition de la connaissance pour elle-même, nos options deviennent dangereusement limitées. » (id., p. 262-263). Si bien que selon Sagan, « Nous ne survivrons probablement pas si nous ne faisons pas un usage total et créateur de notre intelligence humaine. » (id., p. 265).
Ici, nous sommes clairement en présence d’une rhétorique « progressiste » qui s’oppose au conservatisme gouvernemental ou populaire, et qui par ailleurs, implique une redistribution des fonds privés en faveur de la recherche scientifique. Car, toute l’argumentation développée conduit à la défense d’une science financièrement autonome et politiquement indépendante (thèse de « l’autonomie nécessaire »). C’est déjà un premier point.
Ensuite, la croissance du progrès scientifique est perçue par Sagan comme un processus inéluctable, et s’il en est ainsi, c’est le fait d’une « loi naturelle ». Dès lors, si nous refusons de nous y plier, nous courrons un risque considérable. C’est cette dernière proposition qui constitue une thèse du péril imminent.
D’autre part, tous les progrès scientifiques, même si ce n’est pas visible à court terme, convergent ensemble vers un accroissement des bénéfices sociaux : c’est ce que Hirschman (1991) appelle la chimère de la synergie11.
Sagan introduit également plusieurs autres thèses en s’appuyant sur un texte de Jacob Bronowski. Le passage est un peu long, mais il a l’avantage d’inclure à peu près toutes les pièces du DPS.
[Bronowski] parlait (...) en partie de la compréhension et de l’appréciation de la science et de la technologie, très limitées, qui ont fondé nos vies et nos civilisations dans les communautés publiques et politiques ; mais aussi de la popularité croissante de diverses formes de savoir marginales et populaires, des pseudo-sciences, du mysticisme et de la magie. Il existe aujourd’hui en Occident (...) un intérêt accru pour les doctrines vagues, anecdotiques et bien souvent probablement erronées de façon flagrante, qui (...) si elles sont fausses, impliquent un manque de conscience intellectuelle, une absence d’intérêt pour la pensée, et une perte d’énergie peu propice à notre survie. (...) Il se peut qu’il y ait quelques germes de vérité dans certaines de ces doctrines, mais la faveur dont elles jouissent dénote un manque de rigueur intellectuelle, une absence de scepticisme, un besoin de remplacer l’expérience par les désirs. Ce sont des théories du système limbique et de l’hémisphère droit (...). La voie qui mène vers un avenir brillant réside très certainement dans un fonctionnement total du néo-cortex — raison liée à l’intuition, aux composantes du système limbique et du complexe R, à coup sûr, mais qui n’en demeure pas moins la raison malgré tout : une vision courageuse du monde tel qu’il est réellement. (...) Nous sommes une civilisation scientifique, ce qui signifie une civilisation où la connaissance et son intégrité sont essentielles. La science n’est que le mot latin pour connaissance (...). La connaissance telle est notre destinée. (id., p. 263-265).
On remarquera en premier lieu que Sagan établit une séparation franche entre la connaissance, qui équivaut pour lui au discours scientifique véritable, et les doctrines et les pseudo-sciences, qui constituent des « égarements de la pensée ». À noter qu’il appuie cette conception universaliste du savoir sur une position universaliste de la science : « Nous savons que les lois de la nature — ou du moins une grande partie d’entre elles — sont partout les mêmes » (id., p. 258). Sagan adhère ainsi à la thèse de la méthode exclusive. Il n’existe qu’une et une seule science, un seul Discours Scientifique, fondé sur une méthode scientifique valide, qui nous permet de déterminer le monde tel qu’il est. Le reste ne constitue pas à proprement parler une forme de connaissance légitime12.
Une fois cette séparation entre science et doctrines établie, Sagan développe la thèse de la citadelle assiégée et la thèse du fossé grandissant. Pourquoi donc les acteurs s’obstinent-ils à croire à des théories non vérifiées et des pseudo-sciences ? Pourquoi un tel désintéressement pour la science ? Ce qui vient au secours de ces deux thèses, c’est la thèse du mérite. Ici, elle s’appuie sur des bases biologiques, ce qui vient renforcer leur caractère inéluctable. L’irrationalisme est naturalisé. Il devient un fait scientifique. À l’inverse, le réalisme relève d’un grand mérite, d’un courage, d’une acceptation résignée des faits et de la réalité. Ainsi, se dessine un partage quasiment « désocialisé » entre les scientifiques et les non-scientifiques. Les uns étant porteurs de la paix universelle et du salut de l’humanité (thèse du berger bienveillant), les autres étant, soit responsables directement des utilisations inopportunes de la science ou de sa stagnation, soit empêtrés dans l’obscurantisme et le fanatisme.
La continuité avec le XIXe siècle
Un article, publié en 1851 par Geniller dans la revue La politique nouvelle, montre qu’en grande partie, les thèses que nous venons d’examiner étaient courantes dès le XIXe siècle.
Cet article, éloge de la science assez courante à l’époque, démarre sur une reconstruction historique très caractéristique13 :
Pendant bien longtemps, les sciences ont eu à lutter contre la superstition. Que de vérités scientifiques ont été proscrites par l’intolérance. Que de savants ont subi les angoisses que doit éprouver un homme contraint à garder un des secrets de la nature que lui a dévoilé son génie. Combien ont été persécutés, emprisonnés, torturés, suppliciés pour avoir eu l’imprudence de doter l’humanité de sublimes découvertes. Mais grâce aux efforts, à la persévérance, aux conquêtes de la science, la superstition a été vaincue, et c’est elle, aujourd’hui, qui, impuissante à proscrire les nouvelles découvertes, cherche à comprendre ce qu’elle appelle ses dogmes, l’esprit de ses écritures, avec les progrès de la science. (Geniller, 1851).
Dans cet extrait, la thèse de la citadelle assiégée est exposée avec brio et ferveur ! Car il faut renforcer la conviction chez le lecteur, que la science est une entreprise héroïque. Notons que cette exagération de la censure contre la science est presque similaire à celle du mythe chrétien des persécutions romaines que Voltaire (1948, p. 122-146) dénonçait au XVIIIe siècle. Il y a donc une continuité entre la « structure » de l’idéologie chrétienne et celle du DPS : la science a, tout comme la religion autrefois, été persécutée avant d’amener aux non-scientifiques les « sublimes découvertes » ou, — un peu plus loin dans le texte — « les jouissances qu’on éprouve à l’initiation graduelle aux vérités que font connaitre la science ». La science n’est donc pas seulement née entre les murs de l’Église (Beaune, 1999, p. 124), la filiation va plus loin. Le DPS reproduit presque trait pour trait la structure de pensée de l’idéologie chrétienne. Au point que l’initiation à la science apparaisse comme une sorte de révélation. Révélation que tout le monde doit connaitre, à laquelle tout le monde doit concourir « en raison de ses facultés » (thèse du mérite)14.
Mais il y a une différence notable avec la religion chrétienne. C’est que le mythe de la persécution des scientifique par l’Église conduit à une inversion des rôles de bourreaux et de victimes dans le DPS. Car les « superstitieux », qui sont censées avoir « maltraités » les scientifiques, ont en fait été persécutés par l’Église, donc en partie par la « Science » ! Le vaste mouvement de répression que dénonce Voltaire, est un mouvement qui démarre dès le moyen âge sous le sceau de la Science, et même avant. Certes, au sein du savoir universitaire légitime, au sein de la « science » du moyen âge, il y a peut-être eu un schisme. Et il est fort probable que ce déni des superstitions, ce vaste mouvement de répression de la culture populaire, cette « chasse aux sorcières », ait fini par se retourner contre le pouvoir qui la pratiquait. D’où, peut-être, le schisme entre l’Église et la Science — schisme qui sera symbolisé par la résistance héroïque et mystifiée de Gallilée15, mais qui trahit surtout une reconstruction historique faite par le DPS, et propre à ce discours, soit une histoire « interne », « subjective »16. Mais l’important est surtout que ce schisme ait eu pour effet indirect de légitimer ce mouvement de répression, d’avantage encore que le mouvement de répression et de conversion massive initié par l’Église. Il l’a rendu transparent, puisque la science n’a plus à être considérée comme une force d’oppression, mais comme une victime. La science perd alors son statut d’autorité pour endosser l’habit du révolté ; elle devient un « segment contestataire » qui lutte en permanence contre l’obscurantisme qui cherche à l’opprimer, et elle doit donc convertir ces détracteurs qui l’oppriment et mettent son intégrité en danger17 !
Geniller renoue ensuite avec différents thèmes qui ont été développées par Sagan. Le premier est le mythe du fossé grandissant (ou du moins du fossé qui doit être réduit). Ce mythe peut se repérer à travers divers expressions : « la crédule ignorance de la multitude », « laisser le peuple dans l’ignorance ». Mais ce constat est positivé. Il laisse la place à l’utopie, à l’action, à un grand espoir. Pour Geniller, la science a en effet permis à l’homme d’accéder au progrès, elle s’est appuyée sur une évolution positive et bénéfique — là encore, l’analogie peut être faite avec l’évolutionnisme chrétien. Elle s’est construite sur une progression et une expansion parfaitement neutre du savoir scientifique : « les sciences ont substitué de rigoureuses théories fondées sur la raison et l’observation, et se faisant librement et universellement accepter par la clarté de la démonstration » (Ibidem) ; les sciences ont conduit à « l’accroissement du bien-être »,à d’« innombrables applications au commerce, aux arts, à l’agriculture et à l’industrie », il faut voir « les merveilleux résultats, obtenus par l’industrie depuis cinquante ans à l’aide des applications de la science [qui] ne sont que le prologue de l’immense révolution qu’elle doit opérer ». Cette thèse optimiste s’appuie donc sur une thèse des bénéfices mais aussi sur une chimère de la synergie, sur une thèse du progrès inéluctable — et même sur une thèse du complot. Synergie des progrès car les progrès de la science vont tous venir se soutenir, se renforcer, à tel point que l’utopie scientifique en se réalisant ne va pas seulement conduire à la révélation de la vérité scientifique, au progrès de l’homme, elle va aussi conduire à l’anéantissement des classes sociales et à la fin de l’oppression politique.
Il est vrai qu’il serait alors alors difficile de maintenir dans une quasi-servitude une population ainsi éclairée. Mais si des gouvernements de privilège, de castes avaient intérêt à laisser le peuple dans l’immobilisme (...) ? (...) on ne distinguera plus parmi les citoyens, ni bourgeois, ni ouvriers, ni paysans parce que tous auront reçu une telle instruction générale que la fusion s’opérera forcément par la fréquence et l’étendue des relations, par la communauté des habitudes qui résultent d’une solide instruction et d’une bonne éducation. (Ibid.).
Nous retrouvons ici la thèse du berger bienveillant. La science éclaire les peuples et les sauve de la servitude. Elle les guide de façon bienveillante vers le progrès et le bonheur. Mais ce thème de la science salvatrice n’est pas désintéressé. Puisque, comme chez Sagan, il implique indirectement une redistribution des fonds et des ressources en faveur de la science et de ses partisans (ou au détriment de ses adversaires) et une expansion de la science par le biais du système éducatif. L’utopie se doit en effet être universalisée, tout le monde doit « entrer » dans la science18. Pour Geniller,
Lorsque nous voyons les bienfaits qu’amène l’instruction, quand nous parlons de l’importance des sciences, nous ne pouvons nous empêcher d’exprimer le profond regret que nous éprouvons en voyant leur enseignement aussi restreint et aussi imparfait qu’il l’est aujourd’hui. Quand on songe combien est petit le nombre de ceux qui reçoivent plus ou moins cet enseignement et combien il serait facile de l’étendre à toute la jeunesse française (Ibid.).
Fondamentalement, nous retrouvons donc les mêmes structures argumentaires que chez Sagan, les mêmes mythes, thèses et utopies. La structure et le contenu de l’idéologie sont quasiment identiques. Néanmoins, il y a eu un changement, un déplacement du discours, diffus mais perceptible, entre le texte de Geniller et celui de Sagan : chez Sagan, le conservatisme a commencé à travailler en profondeur. Geniller écrit son texte à un moment où la science est encore une force de changement, un courant qui s’installe, qui prend son essor. C’est pourquoi il s’appuie sur une thèse utopiste, une thèse qui vise à susciter l’adhésion, l’espoir, le rêve. En revanche, chez Sagan, le discours a changé de ton. Il est devenu plus « agressif », « répressif », moraliste, fataliste. Sagan ne défend plus une utopie du changement, il défend un progrès inéluctable. Il défend sa position de « berger bienveillant » qu’il faut suivre coute que coute, au risque d’un péril imminent. Il défend donc un dogme un place ; il le protège des assauts, très largement imaginaires, des hétérodoxies. Au mouvement d’expansion initial, est donc venu se surajouter le mouvement de répression.
Nous sentons bien dans le texte de Sagan que ce n’est plus la science qui cherche à occuper le pouvoir institutionnel, mais les hétérodoxies qui ont déjà commencé à frapper à la porte de la science ; nous voyons bien que la science s’est nettement dogmatisée, qu’elle a acquis désormais une position dominante.
Et ce qu’il y a d’intéressant, c’est que nous retrouvons chez Sagan des traces d’un discours plus ancien, d’un discours sur un temps révolu — peut-être en provenance de ce temps révolu, mais ce n’est pas certain — où la science était aux prises avec des superstitions qui l’entravaient, voire la menaçaient. Discours qui a peut-être pu avoir un sens autrefois, mais qui subsiste désormais en dehors de son contexte. La victimisation perdure alors même que l’expansion du « courant scientifique » (par opposition au « courant religieux ») a déjà été assurée, et très largement acquise ; alors même que la science est en position de force et est en mesure d’assurer le maintien de sa position dominante.
En somme, l’expansion ne s’arrête pas une fois le pouvoir acquis, car la « machine idéologique » continue à fonctionner. Éventuellement, les thèses favorables au changement se métamorphosent en thèses réactionnaires, suivant les circonstances, mais le mouvement d’expansion et de maintien du courant demeure ; et il demeure toujours aussi vivace. La continuité entre le mythe de la minorité opprimée et de la citadelle assiégée est alors évidente. Les deux mythes se confondent. La menace des hétérodoxies pèse sur la science et même sur la société toute entière ! Cette lourde menace, présente depuis l’origine du mouvement, affabulée dans l’histoire interne de la science, la pousse à l’expansion. À la fois pour se sauver et pour sauver la société toute entière, il faut raffermir l’emprise de la science sur la société. Il faut se poser en guide du progrès et du bonheur universel en refermant toujours plus, les portes de la science à ses ennemis. Ennemis qui risquent, bien entendu, de menacer l’humanité toute entière...
Fonctions du DPS : la thèse du mérite
Après ce bref aperçu des thèses qui structurent le DPS, je voudrais approfondir la question de leur fonction professionnelle en me focalisant sur la thèse du mérite.
Selon Verger (1999), l’idée que les scientifiques professionnels, ou les « savants », les « universitaires », « méritent » leur position du fait de leur intelligence supérieure, n’est pas nouvelle (id., p. 158). Elle accompagne le processus de fermeture et d’aristocratisation des universités, et apparait donc dès le haut moyen âge (id., p. 176-192).
Historiquement, elle est sans doute reliée à trois dynamiques qui lui sont proches. 1. Le dénigrement de la culture populaire par l’élite, mis en évidence par Muchembled (1978). 2. L’instrumentalisation progressive du savoir comme outil de distinction et de reproduction de la hiérarchie sociale19. 3. La constitution d’une « communauté » d’experts, d’ingénieurs et de scientifiques, qui produisent une représentation d’eux-mêmes, et qui s’inscrit dans la continuité de la tradition chrétienne d’encadrement et de production du savoir élaborée dans les universités au moyen âge (Le Goff, 1999 ; Verger, 1999).
Mais elle se fonde durant cette période, sur un classement « profane », « allant de soi », et sans doute appuyé sur une distinction entre culture populaire et culture de l’élite20. Ce n’est plus le cas au XIXe siècle, où les scientifiques professionnels cherchent une justification, s’appuyant sur ce qu’ils considèrent comme étant la méthode scientifique, à cette distinction. Ils tentent de la « naturaliser », de transformer ce discours sur la science en discours scientifique.
Un ouvrage de Candolle (1987) illustre bien cette transformation. Candolle tente en effet d’y expliquer par des facteurs biologiques, 1. la supériorité des hommes sur les femmes dans le milieu scientifique (id., p. 71-72), 2. la supériorité intellectuelle des scientifiques — qui lui semble évidente, seule son origine pose question, 3. la composition de la population scientifique. Il souligne,
J’ai distingué vingt causes immédiates favorables aux sciences. (...) Les causes physiques sont le climat, la distance des pays civilisés, la race (en entendant sous ce mot les grandes distinctions de race blanche et de couleur) et l’hérédité dans le sein même d’une race. (...) Les races (...) peuvent changer, mais en supposant des progrès dans une race inférieure, les races les plus avancées en font de leur côté et la différence continue d’exister. (id., p. 235).
Il définit alors tout un ensemble de facultés supérieures, qui sont selon lui, la marque des grands scientifiques (id., p. 103-105) : tête plus grosse, volonté forte, curiosité pour les choses accessibles et vraies, activité, esprit d’ordre, esprit d’observation, pas de disposition à la métaphysique, jugement sain, mémoire forte, attention, faculté de généralisation, amplitude des idées, indépendance d’opinion. Il s’exclame ainsi :
Il faut une certaine DPSe des facultés élémentaires, comme l’attention, la mémoire, le jugement (...) qui constituent l’homme, (...) qui se transmettent de génération en génération. (...) Les hommes supérieurs ont presque toujours certaines facultés dominantes, mais ce sont tantôt les unes, tantôt les autres. Rarement elles sont égales, comme on les a vues chez Haller, Cuvier, Goethe ou Darwin. (id., p. 95). Un autre motif pour admettre l’hérédité des facultés (...). C’est le fait que les sciences se sont de plus en plus développées dans le sein des mêmes populations depuis trois siècles. Les savants distingués (...) sortent des groupes de population dans lesquels beaucoup de familles ont négligé les travaux manuels et cultivé l’intelligence, pendant une ou plusieurs générations. (id., p. 101).
La thèse du mérite n’est pas l’oeuvre d’un scientifique isolé, puisqu’on la retrouve dans Le savant et le politique. Weber, universitaire de métier, y réaffirme et modernise la thèse du progrès scientifique (Weber, 1994, p. 87-91), de la neutralité idéologique et pratique de la science, au sens où la science n’est pas responsable de ses applications (idem, p. 101-105, 115) et du « fossé entre le sauvage et le civilisé » (id., p. 90-91) — et également entre le savant et le profane (id., p. 115) — tout en conservant les traits fondamentaux de la thèse du mérite.
Car si Weber admet que les institutions universitaires sont fondées sur une hiérarchie s’appuyant sur une sélection plus ou moins aléatoire, il n’en demeure pas moins que cet aléas, ce dysfonctionnement, n’empêche pas en arrière-plan l’existence chez le savant de dispositions (id., p. 110), de dons, de capacités (id., p. 73, 76, 78-80) et d’une inspiration (id., p. 79-86) qui ressemblent sur bien des aspects à la révélation religieuse qu’il critique (id., p. 104), puisqu’elle « dépend de facteurs et de "dons" qui nous sont cachés » (id., p. 85). C’est, en somme ce qui permet la mesure de l’écart entre la situation idéale (celle où les plus savants les plus méritants ont accès aux postes les plus élevées) et la situation pervertie par la lourdeur bureaucratique et institutionnelle des universités.
La thèse du mérite se renouvèle donc avec force dans la pensée de Weber. Mais il est vrai qu’elle se transforme, qu’elle s’adapte aux enjeux institutionnels. Weber scinde par exemple le talent du savant en plusieurs facultés qui ne convergent pas nécessairement — il distingue les dispositions à rechercher et les disposition à enseigner (id., p. 78, 80) — et admet en outre que l’institution peut distribuer les statuts au hasard, ce qui reste, au passage, en accord avec l’idée d’une impartialité des mécanismes de sélection universitaire (thèse de la transparence et thèse de la neutralité), mais il n’en demeure pas moins que l’intelligence, la disposition aux « affaires scientifiques », même sous une forme plus hétérogène reste une qualité du savant, un don quasiment inné, impondérable (id., p. 79) ou ineffable.
Paradoxalement, cette neutralité axiologique s’arrête toutefois aux portes de l’université. Puisque la prise de position de Weber sur la science est tout aussi claire que partiale et normative. Le savant doit rester un spécialiste, c’est inéluctable (id., p. 115) ; il doit fournir la discipline et la méthode (id., p. 111) nécessaires à l’éclairage des profanes, afin de les extirper de leur ignorance et de leur confusion (id., p. 112). Il ne doit pas, par ailleurs, faire oeuvre de partialité, « d’idéologisme », de « prophétisme » (id., p. 115) et doit se contenter de proposer des moyens d’actions et non de statuer sur les fins — ce qui constitue en soi, paradoxalement, une prescription normative... Enfin, pour Weber, cette spécialisation du savant et du professeur doit perdurer et se mettre à l’abri du contrôle démocratique. Comme il l’affirme :
Une expérience personnelle, déjà suffisamment riche, et une réflexion exempte de toute illusion, m’ont conduit à me méfier fortement des cours suivis par une masse d’étudiants, bien que sans doute pareille aventure soit inévitable. Mais il faut mettre la démocratie là où elle convient. En effet l’éducation scientifique telle que nous devons la donner par la tradition dans les universités allemandes est une affaire d’aristocratie spirituelle. Il est vain de vouloir le dissimuler. (Weber, 1994, p. 80).
Ainsi, Weber produit une rhétorique réactionnaire. Sa pensée dissimule, derrière un discours faussement neutre, un discours conservateur qui appuie des privilèges institutionnels. Les indices qui permettent de déceler la présence d’un discours conservateur sont d’ailleurs assez flagrants : la réflexion est censée être « exempte de toute illusion », « fondée sur les faits », « sur le réalisme ». En outre, dans la veine d’un argument classique dans les thèses réactionnaires, il fait des « concessions »21. Il admet qu’il est inévitable qu’« un peu » de démocratie s’installe dans les universités, mais il n’empêche qu’on ne peut sérieusement s’appuyer, dans les faits, sur une telle procédure de sélection.
Actualité et fonctions de la thèse du mérite
Cette thèse du mérite pourrait sembler aujourd’hui dépassée. Il n’en est rien. Encore aujourd’hui, l’intelligence est généralement associée, dans l’opinion dominante, à la réussite scolaire. Et, cette réussite scolaire conditionne lourdement l’entrée dans la profession scientifique. Or, Bourdieu montre dans Le racisme de l’intelligence (1980, p. 264-268), comment la thèse du mérite s’appuie encore aujourd’hui sur une forme de racisme naturalisé, voire sur un « racisme scientifique »22 quand l’intelligence est définie par le QI (Salomon, 1996). Selon lui,
Le classement scolaire est un classement social euphémisé, donc naturalisé, absolutisé, un classement social qui a déjà subi une censure, donc (...) une transmutation tendant à transformer les différences de classe en différences d’« intelligence », de « don », c’est à dire en différence de nature. (…) Le classement scolaire est une discrimination sociale légitimée et qui reçoit la sanction de la science. (Bourdieu, 1980, p. 266)
En d’autres termes, le classement scolaire, qui induit le classement scientifique, a aujourd’hui la particularité d’être scientifiquement légitimé, tout au moins à l’intérieur de la catégorie du discours sur la science que nous étudions. La « supériorité » des scientifiques est déterminée par le classement « scolaire » qui repose sur une base scientifique et technique. Notons la circularité du processus : la profession scientifique définit les critères de classement et les fait appliquer par le biais de l’enseignement (ou de la publication) qu’elle contrôle dans une large mesure, et qui lui sert d’outil de recrutement et de sélection23. Mais là n’est pas la question. Ce qu’il faut souligner, c’est surtout que ce discours sur la science, qui légitime la « hiérarchie interne » entre les scientifiques, et la « hiérarchie externe » entre les scientifiques professionnels et le reste de la population, assure indirectement la fermeture de la profession et la répartition des ressources. Il sert de trame idéologique pour l’ensemble du processus de justification et de construction de la profession scientifique. Il oriente la profession et donne des indications sur la marche à suivre pour pratiquer l’activité scientifique.
En effet, la thèse du mérite, en naturalisant le classement, institue un monopole radical, où seules les modalités légitimes de l’activité permettent la progression au sein du classement. Il n’y a pas de classement alternatif légitime. Et l’acteur qui ne se conforme pas à l’un de ces classements alternatifs, est défini, voire stigmatisé, comme « incompétent ». Ce qui bloque toute critique, toute alternative et toute innovation, puisque s’il veut conférer à sa critique, ou à son innovation, une légitimité, il doit d’abord progresser dans la hiérarchie de l’appareil. Seulement, comment le pourrait-il, puisque justement, il est déviant ?
Particulièrement révélatrice sur le sujet, est la déclaration d’un membre du CNRS dans une discussion sur une prise de décision sur Wikipédia à propos de critères permettant de décider de la notoriété scientifique d’une oeuvre ou d’un chercheur :
Il existe un no man’s land entre le thésard qui publie trois papiers pendant sa thèse avant de se faire signifier qu’il vaut mieux se recycler ailleurs, et le chercheur brillant qui apporte vraiment quelque chose à sa discipline. Le seuil choisi sert précisément à séparer ces deux populations. Il n’est pas spécialement restrictif (un chercheur normal le passe haut la main), mais il permet d’éviter le gros des trolls style Prix Nobel en herbe, ascendant grand génie incompris (Jean-Pierre Petit, Igor et Grichka Bogdanoff, etc). Il existe évidemment des cas particuliers (Ralph Alpher, par exemple), mais ceux-ci ne prêtent pas vraiment à la polémique : les raisons pour lesquelles ces gens là ont quelque peu été oublié par l’Histoire sont connues. Et si ce n’est pas le cas, on ne reprochera pas à Wikipédia de ne pas rendre justice à quelqu’un qui le mériterait24.
Dans cet extrait, l’exclus, l’hétérodoxe, l’est pour des raisons justifiées : n’ayant pas les compétences, il n’a pas été capable de se hisser dans la hiérarchie. Et, éventuellement, s’il conteste la hiérarchie, les méthodes de sélection, s’il remet en cause la thèse de la « transparence », c’est par mauvaise foi, par frustration, par dépit.
La thèse du mérite assure donc la protection de la profession, renforce la valeur qui fonde la hiérarchie professionnelle. Le professionnel revendique, ou protège, le monopole radical de sa profession sur l’activité scientifique. Il se veut le possesseur exclusif du « pouvoir d’évaluation » (évaluer la scientificité et la qualité d’une production immatérielle) ; et, pour ce faire, il dévalorise, ou nie, toute autre forme de légitimation qui conduirait à une redistribution du « pouvoir d’évaluation ».
De plus, la thèse du mérite induit une fermeture de l’accès à la transformation du « savoir scientifique de fond »25. Comme le montrent Bourdieu (2001) et Feyerabend (1999), les modifications du savoir admis, paradigmatique, dans un système ainsi hiérarchisé, doivent respecter certains critères ; elles ne sont possibles que si l’acteur a acquis un certain rang, une certaine notoriété, qu’à partir du moment où sa qualité a été reconnue. Les « débutants » doivent en revanche se contenter de thématiques moins prestigieuses, plus « modestes ». Pour Feyerabend, cet encadrement de la pensée, propre à la doctrine religieuse, caractérise également la science. Il va même jusqu’à affirmer qu’« il n’y a pas (...) de différence entre la science et le mythe excepté peut-être les données ; la science est le mythe d’aujourd’hui, les mythes étaient les sciences du passé. » (1999, p. 74). Car selon lui,
les théories scientifiques (...) sont à plusieurs égards semblables aux vastes schèmes mythologiques. Elles tentent de traiter de tout, elles sont contre-inductives (...). Il y a beaucoup d’autres similarités, telle l’inertie des institutions et des individus responsables de l’enseignement du mythe (de la théorie) : les institutions religieuses, les institutions politiques essayent d’éliminer les conceptions opposées soit par la force, soit par la persuasion ; les éditeurs des revues scientifiques sont hésitants à publier des articles qui susciteraient la désapprobation de la communauté scientifique. Les manuels scientifiques expliquent les théories qui sont communément admises et ne mentionnent que rarement les alternatives existantes ou les faiblesses des théories en vigueur. (...) T. S. Kuhn (...) a discuté de nombreux exemples qui exhibent le conservatisme inhérent à la pratique scientifique et les nombreuses similarités qui existent entre la communauté des scientifiques et les communautés religieuses. (Feyerabend, 1999, p. 75-76).
Soulignons enfin que la thèse du mérite a également une fonction macro-sociale : elle institue et légitime la hiérarchie sociale. On connaît en effet le rôle significatif de « l’appareil scolaire et universitaire » dans les processus d’assignation et de positionnement social ; notamment, à travers le monopole sur la distribution de diplômes et donc sur le contrôle de l’accès aux professions — point important dans l’autonomisation financière de la profession scientifique. La thèse du mérite, couplée à la thèse du progrès, appuie donc simultanément la position sociale du scientifique professionnel et la hiérarchie sociale. Et nous retrouvons cette connexion dans la littérature ; en témoigne cet extrait d’un ouvrage d’André Joussain, daté de 1931 :
« Les services immatériels sont la condition de toute richesse matérielle. (...) Il suit de là que la richesse et la prospérité des peuples, surtout dans les civilisations les plus avancées, dépendent pour une large part de l’élite de leurs savants et de leurs penseurs, aussi bien que de la sagesse de leurs grands hommes. (...) Le pouvoir du grand homme, il est vrai, et même celui de l’homme supérieur en tout genre, est limité par les capacités des masses qu’ils influence. (...) Pour qu’un savant ou un inventeur fassent progresser l’industrie ou la science, encore faut-il que leurs découvertes soient appréciées à leur valeur. (...) Mais la création et l’avancement de la civilisation sont toujours l’oeuvre de l’élite. » (Joussain, 1931, p. 83-88).
Discours qui légitime également la hiérarchie sociale et économique des statuts produite par l’appareil scolaire et universitaire, en s’appuyant sur l’idée de compétence et de mérite, puisque,
« l’État intervient dans la vie économique par les diplômes et les brevets qu’il accorde, avec les avantages et privilèges de tout genre que ceux-ci confèrent. Il fonde ainsi la hiérarchie des compétences en conférant au rang sa valeur et au mérite son rang. (...) L’importance du rôle de l’État (...) ressort du rôle même des élites. (...) le meilleur moyen de maintenir l’ordre, de faire régner la paix, de favoriser le progrès, d’assurer la sécurité et de répandre la prospérité et la richesse est de mettre chacun à la place où il peut rendre le plus de services et à la tête de l’État les hommes les plus compétents et les plus dévoués au bien public » (idem, p. 54)26.
Le fossé grandissant entre la science et l’opinion publique
Je voudrais, pour finir, élargir très brièvement l’analyse fonctionnaliste à une autre thèse, en prenant appui sur une étude historique très fournie de Bensaude-Vincent (2000), qui traite de la fonction et de l’évolution d’une thèse centrale dans le discours sur la science : le « mythe du fossé grandissant entre la science et l’opinion publique ».
Rappelons que cette thèse peut se définir ainsi :
Il existe un fossé grandissant entre l’opinion publique et la science. De ce fait, l’opinion publique est de plus en plus ignorante, hostile à la science et de moins en moins capable de comprendre les ses évolutions, ses tenants et ses aboutissants. Il faut donc réduire cet écart pour réhabiliter la science.
S’inscrivant dans la défense des intérêts naissants de la profession scientifique émergeant au XVIIe siècle, on peut supposer que cette thèse a eu historiquement trois fonctions :
- Séparer le discours scientifique du discours non-scientifique (le savoir populaire). En calquant, au passage, cette distinction sur des polarités sociales pré-existante : « l’élite éclairée et le peuple ignorant », « la culture savante raffinée, la culture populaire grossière ».
- Permettre à la profession scientifique, et à l’élite de légitimer une entreprise de « conversion » du « peuple » aux avancées de la science professionnelle (par l’enseignement et la vulgarisation).
- Assurer la fermeture de l’activité scientifique et l’autonomie de la profession. En effet, on voit que : 1. en légitimant l’entreprise de conversion, elle assure d’éventuels débouchés dans l’enseignement (pour réduire le fossé)27, 2. elle renforce le monopole de la profession sur l’activité scientifique, puisque seuls les spécialistes sont à même de comprendre et évaluer la qualité et la pertinence des travaux scientifiques, 3. elle renforce l’autonomie, puisque seuls les scientifiques sont capables de comprendre la finalité et la portée de leurs travaux : les critiques et les tentatives d’ingérence sur l’activité scientifique viennent d’une ignorance croissante.
Cette thèse est-elle aujourd’hui dépassée ? Elle se perpétue en tous les cas jusqu’au XXe siècle, comme le montre ce passage de l’éminent cybernéticien Norbert Wiener :
En ce qui concerne les peuples, le mieux que nous puissions espérer est de les voir accueillir non sans réticences de longs efforts pour les instruire scientifiquement et politiquement ainsi que pour les informer des périls immédiats à affronter. Quant à nous, savants et érudits, il nous appartient d’assumer la tâche de cette éducation. (...) Nous sommes très gênés par la situation fausse de la science et du savant dans l’opinion publique. Malgré l’éducation scientifique dispensée par nos écoles et toute la publicité et la propagande scientifique diffusées par la presse, le fait demeure que l’homme de la rue, bien qu’il connaisse par une expérience pratique quotidienne des résultats concrets des inventions et des découvertes des chercheurs, n’a aucune idée des conceptions proprement scientifiques, ni de la tâche du savant. Pour lui, le savant représente exactement ce qu’est le sorcier pour le sauvage ; c’est à dire un être mystérieux et ambivalent, qui doit être vénéré comme le représentant et l’agent de connaissances et de puissance cachées mais qui, en même temps, doit être craint, haï même, et remis à sa place (Wiener, 1971, p. 474).
Et on notera pour conclure que cet extrait s’appuie également une la thèse du berger bienveillant, dont la fonction professionnelle paraît évidente :
le savant doit guider l’homme de la rue pour l’informer des périls à venir, il doit se mettre dans la position d’un « berger bienveillant » qui met en garde le « troupeau » des dangers potentiels, et le guide dans la bonne direction.
Tableau des différentes thèses et de leur fonctions supposées
Sur la base de ces réflexions, je propose dans le tableau 2 une énumération des fonctions qui pourraient être attribuées aux différentes thèses qui composent le DPS.
Thèses | Fonctions | ||
---|---|---|---|
Méthode exclusive | Fermeture de la profession et reproduction de la hiérarchie interne | ||
Fossé grandissant | Fermeture, enseignement : freiner les pseudo-sciences | ||
Citadelle assiégée | |||
Mérite | Reproduction et recrutement | ||
Transparence | Fermeture, hiérarchie interne, financement | ||
Autonomie nécessaire | Nécessité du financement | Financement, fermeture (limiter la distribution des ressources aux professionnels). Propriété intellectuelle | |
Indépendance | Financement public | ||
Autonomie | Pas de contrôle sur les ressources | ||
Progrès scientifique | Thèse évolutionniste | Hiérarchie | |
Thèse du progrès positif | Débouchés, financement | ||
Thèse fataliste du progrès | Financement | ||
Neutralité pratique et idéologique de la science | Neutralité idéologique | Autonomie | |
Neutralité pratique | Autonomie | ||
Berger bienveillant | Expertise, exclusion des courants minoritaires |
On notera que les fonctions du DPS, dans cette optique, sont similaires à celles d’autres professions. Par exemple, assurer le recrutement au sein de la profession (en faisant la publicité de celle-ci), positionner favorablement la profession dans l’espace social des professions (de manière à ce que l’exercice de la profession ne soit pas interdit, par exemple), renforcer la fermeture de la profession (en établissant, notamment, des critères de discrimination entre les bonnes et les mauvaises pratiques), justifier l’existence de débouchés à la production (droits intellectuels, enseignement, expertise, service public, etc.), faciliter l’approvisionnement en ressources (si celles-ci ne sont pas issues de la vente des extrants : dons, argent public, etc.), légitimer la structure hiérarchique interne de la profession, légitimer une certaine autonomie et indépendance de la profession vis à vis des pouvoirs publics ou de tout autre groupe de pression.
Conclusion
Il se dégage de notre recherche que des thèses récurrentes structurent le discours sur la science et qu’elles sont dominées par leur fonction professionnelle. Dès lors, on ne peut penser la fonction et la valeur épistémologique du DS indépendamment d’elle.
C’est pourtant habituellement la démarche inverse qui est suivie. Il n’est pas rare que la sociologie des sciences étudie le DPS comme s’il était censé refléter, ou appuyer, la « quête de vérité ». Elle part d’une fonction épistémologique hypothétique (la recherche désintéressée d’un « bien commun ») et en déduit une fonction sociale ou professionnelle ; excluant ainsi l’analyse du DS en tant que discours de propagande ou discours de justification et de protection des pratiques professionnelles. Pourtant, si tel est le cas, alors, il faut craindre que le DPS décrive aussi fidèlement la réalité du produit qu’un discours publicitaire. Tout au moins doit-on reconnaître que la publicité ou la propagande n’ont pas forcément besoin de s’appuyer sur des données réelles pour convaincre et pour exister !
En revenant ainsi aux faits, il devient possible d’appliquer les outils et les méthodes de la sociologie religieuse, du marketing, ou de la sociologie politique à la science et au discours qu’elle secrète sur elle-même ; et en particulier, aux organisations (laboratoires, revues, ...) qui détiennent, encore aujourd’hui, un quasi-monopole sur les activités qu’on range habituellement sous cette bannière finalement bien « mystérieuse » de science.
De ce point de vue, notre étude ne constitue qu’un préalable à l’exploration de ces thèses qui structurent le DPS. Car tout un travail de recensement et de classement reste à faire, à l’aune d’un classement des stratégies professionnelles qui lui ferait correspondance. Je pense qu’il serait pour cela opportun d’entreprendre une analyse comparative entre différentes professions - empirique et théorique — afin de mieux comprendre plusieurs points.
Comment des « thèses professionnelles » évoluent et structurent différentes professions ? Quelles thèses sont concrètement mobilisées ? Dans quel contexte ? Y a-t-il des thèses qui sont absentes de certains discours professionnel ? Certaines thèses sont-elles apparues récemment ? Ont-elles évolué, migré d’une profession à l’autre ? Quelle est leur pondération dans les différentes profession (leur importance, leur fréquence) ?
Quelles stratégies professionnelles (défense, légitimation de la profession, stratégie de professionnalisation) sont utilisées dans les différentes professions, en fonction des contraintes qui pèsent sur l’activité primaire qui leur est sous-jacente ? Par exemple, quelle stratégie les acteurs peuvent-ils mettre en place face à une activité qui génère une demande faible ?
Il faudrait également explorer comment le DPS se rattache concrètement aux pratiques professionnelles, et surtout, aux pratiques qui déterminent les procédures d’entrée, de sortie et de légitimation de la profession. Quelle est l’inscription sociale du DPS ? Quel est son usage dans les procédures de recrutement, de sélection, de mise en valeur de la profession ? Quel rôle joue-t-il dans les controverses qui structurent l’activité scientifique ? Enfin, quelle est sa valeur performative sur l’activité scientifique réelle ? En étudiant de manière plus détaillée l’intensité d’adhésion au DPS, son niveau d’acceptation, on pourrait sans doute mieux saisir l’engagement, les transformations réelles des pratiques qu’il peut induire.
Mais il faudrait pour cela déterminer comment le DPS s’insère dans la réalité sociologique. Comment différents paramètres sociologiques, tels que la position dans le champ scientifique (classement institutionnel, capital symbolique, etc.), la polarité professionnel / amateur, les contraintes liées à l’activité (que reflètent probablement la segmentation disciplinaire), le contexte socio-historique dans lequel elles sont énoncées, impactent sur l’intensité d’adhésion au DPS, sur son existence et sur sa mobilisation dans la pratique de l’activité scientifique.
Notes
2 Opérant ainsi une séparation entre le discours professionnel sur la science, qu’elle produit et diffuse, et le discours profane. Je transpose ici la distinction faite par Schütz (1998) entre sociologie profane et professionnelle. ⇑
3 Divers travaux sont consacrés aux conceptions épistémologiques spontanées présentes dans les manuels de science et dans l’enseignement de la science. Voir Mathy (1997) pour les références bibliographiques. ⇑
4 Ce qui positionne d’emblée les recherches de ce type dans les thèses externalistes. Précurseur, Feyerabend (1979) a analysé l’impact sur les pratiques scientifiques des simplifications opérées sur les idées et le contexte des découvertes scientifiques, en particulier dans l’histoire officielle des sciences (idem, p 15). Cette dernière impose l’image d’une science linéaire et cumulative progressant de manière méthodique. Science idéalisée qui légitime un certain type de pratiques scientifiques fondées sur la prééminence de méthodologies strictes et sur la domination de quelques traditions de pensée. Cette croyance partagée dans un idéal scientifique, entretenu par les manuels, s’apparente à une mythologie, dont la « fonction » est d’orienter la recherche scientifique et légitimer certaines pratiques scientifiques. Un auteur assez proche, Lakatos (1994), insiste quant à lui sur le rôle, la fonction, de la distinction entre science et pseudo-science. Les travaux de différents auteurs se situent dans cette perspective. À titre d’exemple, Bensaude-Vincent (2000), Bourdieu (2001), Desautels et al. (1988), Ellul (1988), Mathy (1997). ⇑
5 Ces trois voies ne sont pas exclusives. Pierre Bourdieu, par exemple, bâtit une sociologie des sciences sociales qui explique simultanément la valeur épistémologique et les fonctions des discours sur ces sciences ; en montrant que si elles sont pratiquées selon la méthode de l’objectivation de l’objectivation (valeur épistémologique « positive »), elles dévoilent comment le discours officiel sur les sciences sociales (valeur épistémologique « négative ») a pour fonction de masquer la réalité des pratiques scientifiques qui conduisent à la reproduction d’une science (fonction épistémologique) qui sert les intérêts des dominés (fonction macro-sociale). Selon lui, « la vision officielle de la science est une hypocrisie collective propre à garantir le minimum de croyance commune qui est nécessaire au fonctionnement d’un ordre social ; l’autre face de la science est à la fois universellement connue de tous ceux qui participent au jeu et unanimement dissimulée (...). Tout le monde sait la vérité des pratiques scientifiques, (...) et tout le monde continue à faire semblant de ne pas savoir et de croire que ça se passe autrement. (...) La science marche (...) parce qu’on parvient à croire et à faire croire qu’elle marche comme on dit qu’elle marche, notamment dans les livres d’épistémologie, et parce que cette fiction collective collectivement entretenue continue à constituer la norme idéale des pratiques. » (Bourdieu, 2001, p 152-153). ⇑
6 Professionnalisation qui est le fruit d’un long processus, démarré dès le moyen-âge, et accompagnant l’essor des universités. Voir Le Goff (1999) et Verger (1999). ⇑
7 Pour ne pas préjuger de leur valeur épistémologique, j’emploierai le terme « thèse » plutôt que « mythe ». ⇑
8 Et qui selon Ellul (1987, p. 321-348), dépasse le cadre de la profession scientifique. ⇑
9 Voir, pour la description et l’utilisation de ces thèses, Hirschmann (1991, 236-259). ⇑
10 Ce qui revient à dire que la technique est le fruit de la science. La thèse est controversée. Voir Ellul (1990, p.5). ⇑
11 Naturellement, rien n’est dit ici, sur la thèse de « l’escalade ». À savoir que le progrès scientifique n’engendre pas seulement des bénéfices ; il engendre également, via la technique, des couts sociaux et environnementaux qui nécessitent des recherches scientifiques toujours plus importantes pour parer à ces couts ; à leur tour ces recherches engendrent de nouvelles techniques qui génèrent à nouveau des couts, etc. (Ellul, 1990, 2004). ⇑
12 Notons que pour être rigoureux, nous n’en savons rien, nous le conjecturons ! ⇑
13 Les sauts de ligne ont été supprimés. Les extraits vont de la page 210 à 212. ⇑
14 Point intéressant, l’accès à la production du savoir scientifique est limité par une thèse de la compétence : tout le monde doit entrer dans l’activité, mais tout le monde ne peut entrer par le sommet ! Il faut gravir patiemment les échelons. C’est encore une similitude avec les institutions chrétiennes et d’autres religions (l’accès au « noyau idéologique » ne peut se faire qu’après une longue initiation). L’entrée dans l’activité scientifique, forcée quand c’est par le biais de l’enseignement obligatoire, implique que chacun concoure à la réalisation de l’activité, mais sans pouvoir toutefois bénéficier des bénéfices de cette activité. La production reste sous contrôle. ⇑
15 Voir Gould (1999). ⇑
16 C’est à dire une histoire créée et utilisée par les partisans du segment idéologique, au sens de Strauss (1992). Mais elle ne correspond pas, à priori, à l’histoire réelle, objective. ⇑
17 Autre remarque, Geniller dénonce le fait que la découverte de la vérité a été entravée par des mécanismes de censure. Or, ceux-ci sont justement employés encore de nos jours au sein de l’« appareil » scolaire et universitaire, où de fait, seules les traditions dominantes — ou au moins scientifiques — sont admises. La continuité entre l’idéologie chrétienne et le DPS se retrouve donc dans la pratique, au moins au niveau de la gestion des espaces de publication (revues) et de diffusion du savoir (écoles). ⇑
18 Le raisonnement est toutefois fallacieux puisqu’il suffirait — en théorie — que seule l’élite éclairée soit convertie à la science pour que cela permettre la fin de l’oppression : bien qu’elle possédât le pouvoir, elle n’asservirait pas la population sous l’emprise de la science, puisqu’elle aurait conscience de ses méfaits grâce à la science ! ⇑
19 Voir Bourdieu (2001, 2002). ⇑
20 Sur cette distinction, et son inscription sociale durant cette période, je renvoie à nouveau à Muchembled (1978). ⇑
21 Voir sur ces points Hirschman (1991). ⇑
22 Même si ce n’est pas tout à fait le propos, on sait aujourd’hui que ce racisme scientifique et les théories scientifiques darwinistes ont joué un rôle fort dans la construction, ou du moins la légitimation, des représentations élitistes et racistes dès le XIXe siècle (voir notamment le numéro de la Revue Française des Idées Politiques, n°22, 2005, intitulé, « les idées élitistes en 1900 », et le numéro « Le racisme après les races », de la revue Actuel Marx, n°38, 2005). Weil (1962) le souligne dès la seconde guerre mondiale, « la charge assumée aujourd’hui par les savants et par tous ceux qui écrivent autour de la science est d’un poids tel qu’eux aussi, comme les historiens et même d’avantage, sont peut-être plus coupables que les crimes d’Hitler qu’Hitler lui même. (...) un passage de Mein Kampf (...) exprime (...) la seule conclusion qu’on puisse raisonnablement tirer de la conception du monde enfermée dans notre science. La vie entière n’est que la mise en oeuvre de cette conclusion. Qui peut lui reprocher d’avoir mis en oeuvre ce qu’il a cru reconnaître pour vrai ? Ceux qui, portant en eux les fondements de la même croyance, n’en ont pas pris conscience et ne l’ont pas traduite en actes, n’ont échappé au crime que faute de posséder une certaine espèce de courage qui est en lui. ». Il est vrai que les nazis considéraient, en s’appuyant sur le darwinisme social, qu’il fallait laisser émerger les « forts » dans la hiérarchie politique, qui, par leurs qualités naturelles, devaient être amenés à occuper les places dirigeantes (Dreyfus, 1998, p. 146-152 ; Mommsen, 1997, p. 77). Par ailleurs, Dreyfus remarque aussi que « les petits fonctionnaires, essentiellement les instituteurs étaient surreprésentés dans le parti » national-socialiste, et que « le milieu universitaire va fournir de nombreux adhérents : ce ne sont pas seulement les étudiants nationaux-socialistes, (...) mais aussi nombre d’enseignants (...) dans un monde universitaire où 25% des enseignants sont membres du parti avant 1933 » (id., p. 96). Donnée qui n’inclut pas la masse invisible des universitaires sympathisants pour les idées du parti, mais non-inscrits au parti. ⇑
23 Voir Weil (1962). ⇑
24 https://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion_Wikip%C3%A9dia:Prise_de_d%C3%A9cision/Crit%C3%A8res_de_notori%C3%A9t%C3%A9_scientifique ⇑
25 Voir Lakatos (1994). ⇑
26 Il est intéressant de noter que les travaux de Joussain — dont certains furent récompensés par l’Institut — s’appuient sur une conception raciste de l’intelligence. En effet, selon Joussain, « du caractère et de la mentalité d’un peuple procèdent les aptitudes qu’on appelle communément le "génie de la race" et qui lui assurent dans certains domaines une supériorité marquée. (...) Ce génie des races fait la destinée des peuples. (...) [il détermine] la puissance de production des travailleurs et leur aptitude plus ou moins grande à s’adapter à des méthodes définies de travail. C’est pour cette raison que la diminution des heures de travail ou les essais de taylorisation ont donné suivant les peuples des résultats fort différents » (id., p. 40-41). La suite de l’ouvrage contient, à titre d’exemple, des développements sur le caractère nécessaire de la séparation raciale entre les castes, qui rejoignent de très près les thèses nazies sur la supériorité de la race aryenne (id. p. 42-43). ⇑
27 Et il est significatif, qu’encore aujourd’hui, ou du moins jusqu’à une date très récente, les principales disciplines enseignées dans les universités ou dans l’école, étaient des disciplines offrant peu de débouchés concrets (histoire, géographie, littérature, mathématiques, physique, biologie, etc.). ⇑
Bibliographie
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