Lieu de confinement pour une jeunesse en attente de socialisation
Vous trouverez ci-joint la version PDF de ce mémoire de DHEPS du Collège Coopératif de l’Université Paris III. Soutenu en 2002 ce travail garde toute sa pertinence face aux problématiques actuelles.
Educateur en prévention spécialisée, j’ai mené cette recherche action dans le cadre du Diplôme des Hautes Etudes en Pratiques Sociales ( DHEPS). Cinq ans après l’avoir soutenu ( avril 2002), je m’aperçois que cette étude garde toute sa valeur, dans la mesure où les situations, d’assignations collectives et de production de clivages, observées alors, demeurent inchangées. Voici la problématique générale de ce travail de recherche et d’action réalisée entre 1995 et 2000 avec la participation de trois cohortes de jeunes.
Cette étude a porté sur mon secteur d’intervention, à partir duquel j’ai essayé de mettre en évidence les mécanismes qui régissent la dynamique sociale de cette jeunesse qu’une certaine taxinomie a isolé sous le vocable : « jeune de cité ». Il m’a semblé que l’espace investi par ces adolescents symbolisait l’identité des groupes qu’ils formaient, et que ces différentes entités d’appartenance jouaient un rôle de substitution auquel l’individu se raccrochait faute d’espace d’affirmation alternatif. Pour un nombre significatif de jeunes adultes, l’existence dans le monde extérieur à la cité reste souvent difficilement envisageable, l’environnement extérieur apparaît comme un immense désert urbain. De sorte que pour une large classe d’âge, la cité reste le lieu de l’affirmation de soi, le lieu où doit s’affirmer leur réussite sociale, dès lors que l’âge introduit à ce stade des préoccupations individuelles.
Au travers des actions de mobilisation que j’ai entrepris aussi bien à Champigny qu’à Paris, j’ai pu me rendre compte que la plupart des jeunes quittaient volontiers ces lieux d’achoppement dès lors qu’ils avaient la possibilité d’exister d’une autre façon. Cependant ces lieux semblent dotés d’un pouvoir attractif qui fait qu’ils ne sont jamais désinvestis. Aussitôt qu’un groupe s’émancipe de ce lieu et qu’il se disperse pour engager des parcours individuels et propres à chacun, de nouvelles cohortes investissent le lieu laissé vacant, comme par identification à la cohorte précédente. Mais dès lors qu’ils n’occupent plus « la place », les « anciens » ne semblent laisser que le lieu pour héritage. Les nouveaux jugent les valeurs des « anciens » comme des valeurs « dépassées », démodées, auxquelles ils ne se réfèrent que pour marquer leur importance à eux, les jeunes d’aujourd’hui, qui garantissent l’existence du lieu.
Evidemment, parmi les jeunes habitant la cité dans laquelle j’ai réalisé cette recherche, tous ne souhaitent pas demeurer dans le lieu où ils habitent. Il y a ceux qui me sont inconnus, qui ont leurs affinités ailleurs. Il y a ceux qui habitent la cité et qui également s’investissent ailleurs, mais qui entretiennent des rapports de voisinage. Et puis, il y a ceux qui vivent la cité comme un aimant. Pour eux, chaque tentative d’éloignement de la cité les a invariablement ramenés à leur point de départ, en l’occurrence dans un lieu régi selon un modèle centripète où se déroule une vie en vase clos. Et c’est précisément l’absence de mobilité de certains qui m’a permis de distinguer une catégorie de jeunes qui, comme je l’ai dit plus haut, est comme captive du lieu où elle réside et du groupe de pairs inscrits dans le voisinage immédiat, alors que rien ne semble s’opposer à leur mobilité, ils semblent se priver d’un supplément de vie.
Je me suis rendu compte que pour ces jeunes, exclus du jeu social, l’espace de résidence intervient comme un lieu d’ancrage et de recomposition sociale ; qui leur permet de s’intégrer dans un imaginaire collectif avant de pouvoir s’émanciper et s’insérer dans un espace social plus large que ce lieu palliatif au pays inexistant, qui par ailleurs tend à se réduire comme une peau de chagrin à mesure que s’élargit pour d’autres le sentiment d’appartenance à une entité européenne. Mais que l’identité ces jeunes élaborent, dans ce lieu de recomposition sociale, prend difficilement sens à l’extérieur de l’espace qui l’a nourri, notamment en matière d’autonomie et de mobilité sociale. Je me suis également rendu compte que la mobilité de ces jeunes, « colonisés par toute sorte de spécialistes », était possible sur certains aspects dès lors que ces « jeunes de cité » sont accompagnés dans la construction d’une identité, qui leur permet d’élargir leur entité d’appartenance et de développer ainsi une autonomie à l’extérieur du contexte de la cité.
J’ai conscience qu’en soi, le système de référence dans lequel l’histoire de ces jeunes trouve tout son sens ne peut déterminer à lui seul ce phénomène d’enfermement. Il m’apparaît comme une des résultantes, un des symptômes, d’une situation subordonnée à des problèmes sociaux beaucoup plus larges et complexes.
Un des traits essentiels de cette situation plus large est l’ensemble des structures exogènes dont ils dépendent. Elles contribuent à endiguer les tentatives de changement, notamment en matière de développement endogène et de perméabilité sociale.
La conviction générale qui s’est dégagée de cette recherche, purement inductive, est que la logique des politiques destinées à lutter contre l’exclusion a aussi pour effet d’assigner certaines catégories de la population dans un model spécifique où, selon tout apparence, se développe, en même temps qu’un marché porteur issu notamment du discours sur l’insécurité, une atomisation continue du lien social. Aussi, il me semble que si les politiques de prévention et les discriminations visent à lutter contre l’exclusion, elles ont aussi pour effet de produire des postures d’assignation collective.
Comment, par conséquent, les institutions ( à valeur éducative et citoyenne) peuvent évoluer pour construire du lien social là où elles ont tendances à élaborer des procédures de quadrillage et de contrôle ? Comment les organisations, mobilisées par ces mêmes valeurs, peuvent elles tenir compte des mouvements sociaux et des formes d’actions qui émergent pour construire d’autres formes de significations sociales ? C’est sur cet axe de préoccupation que se poursuit ma recherche.
Tahar Bouhouia
Chercheur
Educateur en prévention spécilalisée