Le Tram à Strasbourg

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Un nouveau public, un nouveau rapport à la formation

Lors de la construction du Tram à Strasbourg, l’obligation avait été faite aux entreprises de Travaux Publics de recruter pour cette construction des personnes mises en marge depuis quelque temps du marché du travail. L’AFPA (Association de Formation pour Adultes) a dû s’adapter aux diversités des demandes de formation, aux réactions des uns et des autres partenaires. Une recherche-action a été conduite pendant deux ans par des formateurs de la section BTP (Bâtiment et Travaux Publics) du Centre AFPA de Strasbourg et des enseignants -chercheurs du Laboratoire de Sciences de l’Education de Strasbourg

Etat des lieux

Cette recherche-action est l’occasion pour l’AFPA de réfléchir à ces demandes de formation différentes de celles auxquelles elle a appris à répondre du fait de son expérience cinquantenaire de formation qualifiante des adultes. C’est aussi une opportunité pour revisiter le fonctionnement de l’organisation.

Cette recherche-action repose sur le constat suivant, rappelé au début de la convention :

« Les organisations de travail se transforment et se diversifient de manière considérable. Dans le même temps, il apparaît une population composée d’individus qui ont des difficultés dans leurs conditions de vie matérielles (santé, ressources, logement...) et familiales ainsi que, de manière générale, dans leur relation avec les autres et leurs rapports aux contraintes qu’implique le fonctionnement social ».

Ces évolutions créent deux types de difficulté :

  • D’une part, l’adéquation des dispositifs traditionnels de formation aux organisations de travail ne va plus sans dire.
  • D’autre part, certaines formations sont rendues très difficiles du fait de la faible motivation du public concerné et des difficultés que lui posent les contraintes sociales.

Ainsi, le déroulement de la formation à la pré-qualification est problématique pour certains stagiaires et pour les formateurs qui en ont la charge et qui doivent assumer une place qui n’est plus seulement celle du dispensateur d’un savoir et d’un savoir-faire.

Ce travail ne relève ni de l’audit, ni du conseil, mais revient à comprendre les difficultés et à explorer avec les formateurs de l’Afpa de nouveaux processus de formation pour répondre à la fois aux besoins des jeunes et à l’évolution du rapport au travail et du marché du travail. Le chercheur, dans la recherche-action, n’indique pas, comme les experts et les consultants, de nouvelles solutions au terme d’une analyse diagnostic, mais analyse avec les acteurs la logique d’intervention en cours et explore avec eux les nouvelles perspectives envisagées. De ce fait, il participe à l’émergence possible de nouvelles conceptions et pratiques.

Les formations de pré-qualification mises en place par l’Afpa dans le chantier Tram servent de référence

A l’occasion de ce chantier TRAM, arrive à l’AFPA un nouveau public, qui non seulement ne semble pas tirer suffisamment profit des formations Afpa, mais, par sa résistance aux efforts pédagogiques des formateurs, interroge la démarche même des formations adaptations et les conceptions du travail qui sous-tendent les formations professionnelles habituelles

  • Une première perspective consiste à rechercher dans les pratiques pédagogiques de l’Afpa la solution aux problèmes rencontrés.
  • Une seconde perspective s’est dégagée à partir de la réflexion que les formateurs ont mené sur la formation « tram » et leur collaboration avec d’autres organismes de formation elle constitue une innovation par rapport à la tradition des apprentissages professionnels.
  • Une troisième perspective a été imaginée. Elle ne consiste ni à reproduire la pédagogie professionnelle de l’Afpa, ni à construire un nouveau dispositif de formation qui intègre davantage la dimension « écoute » ou d’éducation générale, mais pose la question plus générale du rapport à l’emploi et au travail. La formation à la pré-qualification, telle qu’elle a été abordée jusqu’à présent s’inscrit dans une perspective adéquationniste  : la formation doit permettre au stagiaire de s’adapter aux exigences professionnelles du poste de travail. En d’autres termes, le profil de compétences acquises doit se conformer au profil de compétences requises par l’emploi. La troisième perspective revient à questionner cette logique d’adaptation. Les comportements des jeunes ne posent pas seulement la question d’une déficience d’éducation générale, mais indiquent aussi le refus de certaines conditions de travail et de formation.

Dans cette dernière perspective, on se demande, à propos des emplois exigeant un faible niveau de qualification, s’il n’est pas utopique de songer à pouvoir continuer à recruter des ouvriers « éduqués dans l’ éthique professionnelle » et qui acceptent les conditions de travail actuelles. La crise soulevée par le comportement des stagiaires en pré-qualification ne pose pas seulement la question de la socialisation des jeunes, elle indique aussi, pour les entreprises, que le rapport au travail de ceux qui occuperont vraisemblablement ces postes a changé. mais toujours moindre que les revenus d’une activité informelle ou d’une mission d’intérim.

Ces trois perspectives ouvrent sur des questions de plus en plus complexes et posent la question de savoir à quel niveau pourraient se situer les réponses les plus pertinentes. Elles s’inscrivent dans une démarche d’apprentissage collectif et organisationnel, menée à travers la recherche action.

Une analyse systémique de la position des acteurs

La recherche-action menée à propos de la mise en place d’une formation pour la construction du TRAM, permet une analyse systémique de la position des acteurs.

Elle permet de repérer la position et la stratégie des différents acteurs à l’égard de la formation, de l’emploi.

Plusieurs acteurs interviennent :

  • Les entreprises de travaux publics, qui dans la réponse à l’appel d’offre se sont engagées à embaucher un certain nombre de personnes, notamment des jeunes, sans qualification.
  • Des organismes de formation, plus spécialement l’AFPA, organisme de formation professionnelle continue, et l’Atelier, organisme de formation facilitant la remobilisation professionnelle, en particulier pour des publics en difficulté d’emploi. Ces organismes de formation répondent ainsi aux demandes des pouvoirs publics, de mettre en place des actions prioritaires en direction de demandeurs d’emplois, en particulier des moins qualifiés.
  • Les acteurs qui sont concernés par cette formation, les jeunes et les moins jeunes en difficulté d’emploi.

C’est au travers des séances de travail entre les formateurs de Centre AFPA de Strasbourg et les chercheurs de l’ULP menant cette recherche-action, les entretiens réalisés le responsable du PLIE (Plan d’insertion par l’Economique) ..., et la rencontre de jeunes ayant participé, simultanément, à la formation et à la construction du TRAM, que nous avons pu repérer des discours et des actes des différents acteurs à propos de la formation, de l’emploi et des rapports au travail.

La mise en perspective de ces discours et ces actes permettent une analyse systémique de la position des acteurs.

Considérons la formation à deux moments privilégiés, la détermination des objectifs, le déroulement.

Lors de la détermination des objectifs de la formation, les entreprises souhaitent qu’une formation se mette en place, car elles ont besoin d’une main d’oeuvre ayant quelques connaissances professionnelles et sache s’adapter aux exigences du chantier, respect des horaires, des règles de sécurité, respect des autres, respect des machines, des outils.

Pour les organismes de formation, l’objectif global de la formation est de permettre à des jeunes et des moins jeunes en difficulté d’emploi, d’être en mesure, à la fin du parcours de formation, d’exercer un emploi.

Pour ce faire, ils pensent que la formation doit permettre dans un premier temps une « remobilisation » des personnes concernées

Ils pensent que, dans un deuxième temps, la formation doit permettre l’acquisition de savoirs professionnels, qu’ils pourront utiliser immédiatement sur le chantier, mais qui constitueront les premiers éléments d’une formation qualifiante.

Quant aux jeunes et aux moins jeunes en difficulté d’emploi, les objectifs poursuivis en participant à une telle formation sont divers. Bien sûr, il y a l’objectif de retrouver un emploi. Certains , même s’ils sont très peu nombreux, ont envie de se poser, après des parcours chaotiques et ils pensent que la qualification acquise peut les y aider. Il y a l’objectif d’être payé régulièrement pendant quelque temps, même si c’est moins rémunérateur que les trafics en tous genres, mais ces trafics n’ont pas toujours tous les avantages et sont parfois risqués. C’est un moyen de prendre le large vis à vis de problèmes familiaux , et de prendre de la distance pour un temps de l’enfermement du quartier.

Evolution de la position des acteurs

Au cours du déroulement de la formation, les divers acteurs se positionnent différemment.

Les entreprises participent à la formation en désignant des membres de leur personnel permanent comme tuteurs des stagiaires de la formation. Ces tuteurs ont des profils différents.

Il peut s’agir de tuteur « permanent » qui suivra pendant toute la durée de la période de formation, le ou les stagiaires en poste dans l’entreprise, ou plus plus occasionnel, l’un ou l’autre membre du personnel.

Ces tuteurs sont des personnes importantes dans le cheminement de formation et de retour à l’emploi et au travail. Ce sont , à la fois des accompagnateurs professionnels, qui aident à la professionnalisation des gestes et des connaissances acquises dans l’organisme de formation, et en même temps des accompagnants qui transmettent la culture du métier et de l’entreprise.

Certains, durant la période de formation, ont des contacts avec les formateurs, d’autres beaucoup moins, surtout quand ils changent. Remarquons, qu’être tuteur demande du temps, et qu’il est difficile aux entreprises dans l’organisation du travail de prévoir du temps pour eux. Désignant comme tuteur, le plus souvent des bons professionnels, l’entreprise a du mal à se résigner à se priver de temps immédiatement productif.

Les formateurs, qui ne connaissent que peu de choses sur leurs stagiaires quand la formation débute prévoient donc un temps d’entrée en formation qui leur permet d’accueillir les stagiaires. Un repas pris en commun, où chacun apporte des spécialités de son pays est l’occasion de parler de soi et d’échanger avec les autres stagiaires du groupe ; un temps d’accueil où les stagiaires discutent de leurs expériences, rédigent un curriculum vitae.

Les formateurs déterminent les apprentissages à effectuer, construisent des processus d’apprentissage et les répartissent dans le temps.

  • Ces apprentissages sont effectués dans différents lieux , en salle, sur le chantier école, à l’extérieur, sur le chantier réel du TRAM
  • Tout au long du déroulement de ces formations TRAM, les formateurs remarquent que ces publics en grande difficulté d’emploi, ont des problèmes de comportement dans la formation.
  • Les formateurs tentent de personnaliser la formation, d’accompagner chaque stagiaire dans sa démarche personnelle d’appropriation des connaissances professionnelles.
  • Pour les plus jeunes d’entre eux, la présence constante d’un adulte est nécessaire. D’où l’importance, qu’il y aurait à avoir deux formateurs par groupe de stagiaires. Les formateurs font régulièrement le point sur la formation avec les stagiaires, lors de repas ou de rencontres informelles. C’est dans le cours de la formation, au moment où des travaux sont effectués par les stagiaires, que les formateurs apprécient les comportements des stagiaires et leurs progressions dans l’acquisition des savoirs professionnels.

Quant aux jeunes, c’est souvent après un parcours d’obstacles divers et variés que les jeunes arrivent en formation. Ils ont des expériences professionnelles et scolaires pas toujours très valorisantes, ils ont en particulier un souvenir plus ou moins agréable de l’école. Aller en formation est difficile car ils redoutent, inconsciemment, un nouvel échec.

  • Ils ont des comportements difficiles, ils sont agressifs pour cacher quelque chose qui les perturbe. Les problèmes sont de tous ordres : pas de logement, l’huissier sur le dos, la copine qui les a laissés…
  • La formation n’est pas obligatoirement la réponse attendue à leurs difficultés ; en particulier leurs difficultés financières. Mais il est important pour eux de toucher une rémunération, même si elle n’est pas à la hauteur de ce qu’ils aimeraient gagner. Il faut souligner la difficulté importante qui existe dans ces formations, c’est le grand retard de paiement des rémunérations par les services chargés d’effectuer ces règlements. Ces retards sont particulièrement préjudiciables pour le bon déroulement de la formation. Les stagiaires sont préoccupés par le manque d’argent qui leur cause des soucis réels. Ils ont besoin de cet argent pour se nourrir, se déplacer. Les formateurs soulignent ces retards comme très préjudiciables, quand ils essaient au quotidien d’apprendre aux stagiaires à respecter des règles, des horaires.
  • Se tenir à des contraintes, comme le respect des horaires de formation, certains stagiaires ont du mal à s’y obliger. En effet, ils sont parfois restés longtemps sans activité professionnelle régulière ; ils vivent dans des familles qui sont à la maison, au chômage ou en inactivité. Un stagiaire a un jour remarqué  : « pourquoi je dois me lever et pas les autres ? »

Certains stagiaires, ont peur que la formation les change, qu’ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes à la sortie de la formation ; « il a pas à refaire mon éducation », a dit un stagiaire, en parlant d’un formateur, alors il a quitté la formation.

Analyse de quelques questions clefs

Les nouveaux publics de l’AFPA développent un autre rapport au travail

Le rapport au travail est à la fois lié à l’évolution du travail et aux transformations des conditions générales de l’insertion sociale et professionnelle. Ce rapport au travail peut se définir autour de l’opposition médiat/immédiat. Le médiat, le travail comme moyen (ou comme accès, disent les sociologues), c’est le fait que le travail en tant qu’activité sociale et socialisante n’est plus central ; il est d’abord recherché comme moyen d’acquérir un revenu (plus substantiel que les ressources de la redistribution sociale), secondairement pour entrer dans un groupe de pairs.

Ceci implique que, dans le travail, ne sont attendus ou recherchés ni l’accès à une activité stable support d’une identité ou de sens, ni l’acquisition d’un statut qui fait participer à un groupe et autorise à envisager un devenir, encore moins la construction d’un parcours. L’immédiat, c’est l’occupation rétribuée, l’urgence d’une situation économique dans laquelle le travail n’est pas forcément un passage obligé, sauf pour accéder à un statut ou y être maintenu .Mais, même dans cette perspective, le trop faible niveau de ressources, d’une part, l’incroyable lenteur dans les procédures administratives et le versement des prestations, d’autre part, font que le passage par la formation ne peut constituer un détour convaincant. Par ailleurs, les conditions de la formation à l’AFPA - "ressembler" le plus possible au milieu de travail réel (avec ce que cela suppose en particulier de capacité d’autonomie mais non d’initiative) - sont vécues par certains de façon assez conflictuelle : le "simulé" est plus difficile à supporter que le réel...

Les transformations du contexte de l’activité professionnelle.

Les principales caractéristiques des transformations relevées sont :

  • la différenciation des chantiers susceptibles d’accueillir ces publics. Si le BTP est structurellement à la recherche de main d’œuvre, donc susceptible d’être intéressé par ces publics, il faut bien distinguer les grands chantiers, du type Tram et les chantiers des petites entreprises du secteur qui exigent des compétences confirmées.
  • le partenariat dans la relation formation-emploi est devenu la règle, en particulier pour ces publics en difficulté.

L’action des partenaires institutionnels, Agence de l’emploi, Direction du Travail, Communauté Urbaine, Région, et celle de certaines associations engagées depuis de longue date en faveur de ce public ont fortement modifié les modalités de la transition professionnelle pour les jeunes, ou moins jeunes, en difficulté d’insertion ou de réinsertion. On assiste à une division complexe de la fonction d’insertion, où des rôles respectifs se mettent en place. Les liens qui s’instituent entre les différents acteurs rejaillissent sur les parcours des publics en insertion. Quant aux entreprises, le fait qu’elles soient tenues par convention d’accueillir cette population donne une orientation particulière au partenariat qui ne dure vraiment que le temps du chantier.

La multiplicité des intervenants et des financeurs publics ou para-publics, la complexité de l’arsenal juridique et des politiques publiques , renforcent parfois les contradictions entre les actions proposées et suscitent des tensions entre les acteurs.

l’élévation du niveau de formation, des jeunes en particulier, tend à augmenter le niveau d’exigence des employeurs à l’embauche. Il ne faut pas exagérer l’importance de ce facteur dans la mesure où d’une part la pénurie de main d’œuvre reste vive dans certaines activités (le BTP en particulier) et d’autre part, parce que la plupart des employeurs conviennent qu’il leur faut moins des diplômés que "des gens qui savent travailler".

Les populations défavorisées ont vu leur situation se dégrader.

Leur situation s’améliore moins que la moyenne de la population et souvent leurs parents sont aussi en situation précaire.

La démarche pédagogique de formation : un détour

Pour accepter de faire un détour, il faut y trouver un sens !…

  • Imposer le passage par des formations Afpa alors que, compte tenu de leur rapport au travail, cela n’a beaucoup de sens, n’a pas grand intérêt, et on peut penser que cela ne va pas non plus garantir une insertion plus durable. Il faut que ce détour ait un sens pour les candidats à l’insertion. C’est ce sens qui a constitué l’un des axes principaux de l’intervention d’un organisme de formation en amont de l’entrée des stagiaires à l’Afpa dans la formation TRAM. Ce temps d’orientation a pour but d’aider les stagiaires à comprendre l’intérêt de la formation qualifiante qu’ils vont entreprendre. Dans des parcours d’insertion balisés par les institutions intervenant dans ce domaine, le passage par la formation doit pouvoir s’inscrire dans un projet de vie.
  • Pour les formateurs Afpa , la distance est grande entre eux et ces "nouveaux publics" en ce qui concerne la conception de la formation et le rapport formation/travail. Cette distance est d’ailleurs inscrite dans l’histoire et la culture de l’Afpa . Mais les formateurs sont conscients qu’un seul modèle de formation et de relation formation-emploi, ne sont plus adaptés.
  • On a pu constater également une tension entre un système, l’Afpa, et ses acteurs, lorsque ceux-ci sont confrontés à un facteur de perturbation extérieur, c’est-à-dire quand il faut partir des spécificités d’une situation et non des logiques internes de l’organisation

Des constats aux perspectives

Les analyses qui précèdent mettent en évidence des changements importants pour l’AFPA, l’évolution du public des stagiaires et par voie de conséquence la définition de nouvelles missions. Il apparaît alors inéluctable, au moins dans un premier temps et à moyen terme que l’AFPA cherche à se transformer de l’intérieur pour faire une place à ces changements, et essaie de s’inscrire durablement dans de nouveaux partenariats. Prendre la mesure de ses nouvelles missions en transformant certaines de ses activités et de ses professionnalités ; prendre acte de ses compétences propres et de ses spécificités, et partager la fonction de formation-insertion avec d’autres partenaires.

Posté le 9 août 2006 par Françoise Crézé