Retour sur la socio-anthropologie des polarités de Bernard Eme.
« Dans un cheminement et une durée qui font rupture avec ceux de l’organisation universitaire, il parcourt comme autant de chemins sans but sa talvera – le bas, l’en-dehors, l’ailleurs, l’à-côté, le mis de côté, le laissé en plan, en friche ou, encore, pour compte – où fourmillent des pratiques quotidiennes, des récits et des signes, des mythes et des traces » (p. 37).
Bernard Eme, 2011, « Postures assignées, usages revendiqués de la talvera », in Journal des anthropologues, « Postures assignées, postures revendiquées », Hors-série, p. 21 – 49, disponible en ligne : https://journals.openedition.org/jda/5725.
La compréhension du monde social tient davantage de l’analyse de ses tensions internes, entre différentes polarités, que de l’explication linéaire et déterministe. Ainsi, les choses peuvent parfois prendre longtemps avant de faire sens pour le sujet planté dans un champ social. Ce n’est souvent qu’en s’éloignant du centre de ce champ qu’il ou elle, adoptant une autre posture, un autre regard, découvre des significations jusqu’alors inaperçues. C’est un peu ce qu’il s’est passé pour moi, qui aie redécouvert ces dernières semaines les implications de ce texte, rédigé par mon ancien professeur, Bernard Eme (1948 - 2015), peu de temps avant sa disparition. J’avais lu et même relu ce texte, il y a plusieurs années, pendant mes études de sociologie et d’anthropologie, et pendant mes recherches sur les pratiques des travailleur.euse.s sociaux. Mais il n’a jamais eu autant de sens que maintenant où je me retrouve moi-même pleinement en marge à la fois de la recherche universitaire, et de la pratique professionnelle de terrain, traçant mon chemin en suivant la talvera, la bordure, de ces différents champs... Voici un premier retour, à chaud, sur cette invitation à une socio-anthropologie des polarités, comme disait Bernard, à la « flânerie » en marge des champs institués...
Par les enseignements et la posture qui furent les siens, Bernard Eme fut l’un des professeurs qui participa le plus à faire prendre conscience à l’adolescent, rebelle et quelque peu nihiliste que j’étais encore en sortant du lycée, que les mondes sociaux dans lesquels nous sommes plongés sont construits, par des rapports entre les « gens », les groupes, et qu’à ce titre, ils peuvent être compris, et transformés.
Avant qu’il devienne en 2011 - 2012 mon directeur de recherche dans la rédaction d’un mémoire sur les pratiques des travailleur.euse.s sociaux, j’ai d’abord rencontré Bernard dans un amphithéâtre lillois, en 2008, alors que je commençais à peine à ressentir de quelle façon les sciences humaines et sociales allaient bouleverser mon rapport ou ma « manière d’être » au monde, et donc à ma propre existence. Encore peu « politisé », en effet, je n’avais pas clairement conscience que les luttes sociales organisées ne se résumaient pas à leurs objectifs finaux d’affrontements avec les pouvoirs institués. Je n’ai donc pas vu à temps l’intérêt de participer très activement aux mouvements de contestation universitaire de 2007 - 2009, qui ont émaillé mes premières années de Licence de sociologie. Ces mouvements, explique Bernard en introduction de son article, ont été le creuset dans lequel il a finalisé la construction d’une des métaphores qui m’ont le plus marqué dans ma carrière de sociologue et d’anthropologue : la talvera (p.22-23).
Ce concept est emprunté à la paysannerie occitane et introduit en sciences sociales par Yvon Bourdet (1920 - 2005), sociologue de l’autogestion. La talvera désigne avant tout la « bordure non labourée » d’un champ, que le travailleur ou la travailleuse utilise comme « marge de manœuvre » à différents égards, pour faire demi-tour durant le labourage, pour se repositionner et ré-envisager son travail dans le champ : « Contrainte technique et spatiale qui impose une posture à l’agriculteur, la lisière de la talvera permet ainsi ce « tour des engins ou des machines » où le paysan – mais aussi le chercheur ou le praticien – se dégage, dans un temps intermédiaire en suspension, de l’emprise du champ, du travail qui doit être fait et auquel on accorde toute sa vigilance et le souci du travail bien fait. En deçà de la limite extérieure du champ, cet espace et ce temps de la talvera opèrent une différenciation interne au sein du travail ; ils en sont ses conditions de possibilité. Il n’est de posture de travail sans cette tension interne ». C’est ainsi que « cet espace et ce temps de la talvera sont producteurs de pratiques inventives qui, illisibles au centre cultivé du champ, deviennent compréhensibles dans ses marges » (p. 24).
La talvera est le lieu de multiples « cultures mineures », de divers « usages libres » et alternatifs à ce qui est prescrit dans le champ, et peut servir de « zone tampon » pour la biodiversité, ou comme friche pour les déplacements, les rassemblements ou le repos des travailleurs et travailleuses, permettant ainsi de « produire une différence créatrice » (p. 25). La talvera est une marge que les travailleurs et travailleuses se constituent comme leur nécessaire « espace de liberté » : « au regard de l’attention fonctionnelle productive accordée aux champs – l’organisation et ses règles –, on méconnaît la créativité du détour par les marges qui décentre le regard. Cette liberté d’usages donne une vérité du champ et de son travail du point de vue de la talvera – sans talvera produite par les hommes, il n’est pas de champ qui vaille, de travail qui ne soit créateur. Cette liberté du passage à la limite – aux bouts du champ – fait trembler la pensée lorsque celle-ci reste confinée entre des lignes cadastrales dressées par les arpenteurs de la mise en coupe réglée – culture du résultat dont l’évaluation comptable et étriquée, telle celle désormais de l’université, oublie les effets délétères » (p. 25-26).
Postures revendiquées et « agir créatif » (p.26-30)
On peut donc faire l’hypothèse que la talvera permet des « usages » qui « renvoient à une multiplicité de postures revendiquées qui, par temps de calme ou d’orage, forment autant de variations différentielles avec les postures assignées du travail des champs » (p. 26). La talvera pose donc la question des postures qui sont revendiquées par les travailleurs et travailleuses, dans leurs « corps » et leurs « pensées », de la différence – voire de la subversion – qu’elles impliquent, qu’elles incarnent, par rapport à celles, souvent « mutilantes », qui sont assignées, imposées par les normes internes du travail dans un champ social (p.26). En effet, « sous les postures assignées de déférence ou de soumission, de consentement ou d’acceptation se masquent en silence ou s’exhibent souvent de manière ironique d’autres postures qui sont revendications d’une affirmation de soi d’un sujet collectif. Hypothèse politique, se jouent les tensions créatives entre assignation et revendication » (p. 27). Il faut explorer cette multiplicité des usages et des postures, dont Bernard donne ici quelques aperçus.
La notion de « posture » renvoie davantage à un « art de vivre », une « manière d’être », comme dit Pierre Hadot [1], une forme d’« institution de soi [qui] n’est pas gestion de soi » (p. 28-29). Autrement dit, « la notion de posture engage les gens comme corps et esprit inscrits dans un espace sensible qui fait dissensus avec l’espace sensible imposé par la domination ». La talvera incarnerait donc cet espace pluridimensionnel – physique et donc subjectif, c’est-à-dire sensible –, où s’expérimente plus ou moins discrètement un autre rapport aux champs sociopolitiques ou professionnels que celui qui est imposé par les pouvoirs institués : « La talvera pourrait représenter cet écart du sensible, toujours précaire, où se joue une autre disposition des corps et des esprits dans l’espace de la cité ou de l’université tel que le modèlent les structures sociales et politiques qui visent l’assujettissement à un commun. Un commun qui s’imposerait à tous. Cette autre disposition renvoie à des postures de subjectivation, tant individuelles que collectives, par lesquelles les gens en tant que sujets ne s’autorisent et ne se revendiquent que d’eux-mêmes, de leurs paroles et de leurs pratiques, pour s’affirmer comme auteurs contre leur assignation à des rôles et des places sociales et les discours qui énonceraient la vérité de leurs identités – l’assignation identitaire qui dirait ce qu’ils sont et ce qu’ils devraient être » (p. 29).
La talvera, vérité d’un champ (p.30-35)
La talvera est le lieu où les sujets, les gens, peuvent trouver et pratiquer des manières d’exister, de travailler, de cultiver du sens, qui ne sont plus ordonnées par les normes des champs sociopolitiques ou professionnels. Pour cela, ils/elles mettent à l’œuvre des « ruses et détours », des « tactiques et inventions cachées », des « stratagèmes » et des « fuites », des « dispositifs spatio-temporels qui offrent des supports marginaux à des pratiques de subversion créative » (p. 30). En d’autres termes, par rapport aux champs sociaux qui pour leur fonctionnement assignent des modes d’être, de faire, « la talvera construit un écart créateur ou une marge différentielle », et « s’offre comme résistance sourde à l’homogénéité imposée d’un monde sensible » (p. 31), une corrosion lente et discrète de l’injonction à « produire en grand et en accéléré des clones travailleurs, aptes à ne pas penser leur travail, l’organisation de travail, l’entreprise et la société » (p. 32).
Il est par conséquent fondamental de savoir décentrer les regards, de destituer les postures assignées, pour toujours avoir un pied dans les marges, et pouvoir y prendre appui, pour résister aux rationalités industrielles et aux injonctions fonctionnelles, qui colonisent de plus en plus nos mondes sociaux : « Multiplicité, contrastes, foisonnement où se liaient et se déliaient les pensées des hommes ainsi que leur créativité a laissé place à l’assignation de l’uniformité et de l’indifférenciation dont la seule mesure quantitative évalue la productivité – culture (sic) du résultat –, sans souci des différences et des proliférations qualitatives. Nouvelle domestication industrielle, on a éliminé le superflu, l’inutile, le fouillis et le divers, le sauvage, le marginal et l’inculte, on s’est concentré sur le travail usinier des champs. Diversité et différenciations ont laissé la place à la domestication fonctionnelle productrice » (p. 33).
Même si le mot « talvera » n’est plus si répandu, l’importance des idées de marge et de chemin de traverse auxquels il renvoie se fait toujours plus sentir à mesure que progresse le climat général d’industrialisation, de marchandisation et d’uniformisation, dont les pluies acides ravagent nos cultures et nos formes de vie : « c’est que ces milieux-lisière se caractérisent par la vivacité de leur créativité spécifique qui suggère l’importance des processus de différenciation de l’espace ainsi que des postures humaines qui se refusent à la standardisation travailleuse dans un espace homogène. Léger pas de côté, dansant […] la métaphore de la talvera ne serait donc nulle nostalgie d’un monde si dur aux siens, nul désir de retour à l’archaïque comme l’affirment, avec un mépris arrogant, tous les hérauts des modernisations successives qui font fi du vécu des gens ordinaires ; la reprise de la pensée de la talvera peut s’entendre comme posture revendiquée contre toutes les assignations politiques qui connaîtraient, bien avant les gens, les désirs qui les animent » (p. 34-35).
Talvera et cultures mineures (p.35-38)
La talvera est donc loin d’être parfaitement improductive et négative, comme le considèrent de fait les normes dominantes (p. 35), puisque, en permettant une posture différente, elle permet au travailleur ou à la travailleuse un « regard » et des « pensées obliques », qui amènent à envisager différemment le travail : « regard oblique dans une suspension du temps, la posture se dégage de l’emprise du temps de travail pour faire retour sur elle-même ». Travailler sa posture depuis les marges où l’on reprend pied porte un nom : talverar, ou « travailler les bords du champ » (p. 36). Ce travail nécessite des « outils différenciés », et une « manière d’être de s’engager » qui peuvent être complètement décalés avec les assignations propres au champ : « Ce travail des marges du champ est détour-écart par une culture mineure qui fait contraste avec le plein champ et sa culture majeure, le plus souvent prescrite par les autorités de tutelle ». Talverar implique donc de jouer sur la « tension créative du majeur et du mineur » pour échapper au « guidage organisationnel » (p. 37).
Arpenter les marges permet même souvent au sujet solitaire de retrouver la plus grande richesse qui soit, à savoir celles et ceux qui, dans leurs différences, restent ses semblables, en ce qu’ils arpentent des marges elles/eux aussi en quête de leur autonomie : « Au plus profond de sa solitude, il sait que ses objets, travaillés de manière oblique, sont construits avec autrui, un autrui qui n’est jamais donné et qui, le plus souvent, s’échappe. La quête dans les marges des champs est quête d’autrui, un autrui qui ne serait pas sous influence de l’institution et qui, lui aussi, travaillerait une autre talvera […] Autrui, le bienveillant qui produit dissonance, est lui-même talvera ; il se tient à côté sans être planté tel un épouvantail au milieu du plein champ. Il nous apprend ce qui est à côté sans plus trop se soucier de ce qui est en plein champ et sans vouloir forcément y prêter attention » (p. 38).
La talvera-cheminement (p.39-40)
La talvera est donc également un « chemin inculte », non formellement entretenu, qui, en menant à un autrui-semblable, permet de faire le tour des disciplines établies, des « parcelles de savoir » et des modes de travail institués : « vagabondage des hypothèses, errance des processus, décentrement de l’expérience vécue des lisères et de la décélération du temps de travail […] Au regard des postures assignées aux champs circonscrits de connaissance, ne faut-il pas œuvrer à des entre-deux indisciplinaires que l’on suit à son gré, en refusant l’assignation à résidence dans des champs spécifiques ? La talvera crée des chemins obliques dans la cartographie des savoirs ; entre-deux des parcelles de savoir où cheminent les pensées vagabondes, elle les lient tout en les séparant, elles les longent et les questionnent en favorisant les dissensions conceptuelles et, parfois, les contaminations dissensuelles jusqu’à inventer de nouvelles interrogations sur le monde comme le suggèrent les recompositions des sciences dites dures. La talvera est ainsi passage dissensuel d’un champ à un autre, rencontre problématique avec ceux qui cheminent depuis d’autres champs et d’autres bords. À la croisée des marges des champs se confrontent les savoirs et leurs horizons divergents. La posture est celle de l’aller vers – l’ouvert conflictuel – en lieu et place d’un confinement dans des enclos séparés et délimités par des bornes qu’arpentent les seuls spécialistes, adoubés dans des jeux institutionnels de pairs » (p. 39-40).
La talvera peut contribuer à défaire « la construction d’un pré carré », « sa légitimité assurée », « ses frontières et son bornage ». Cheminer à travers les talveras amène à démasquer, à moquer et destituer les injonctions qui poussent à s’approprier un champ clôt et à s’en proclamer maître ou expert : « c’est que par routine de pouvoir, chacun veille à l’intégrité de son domaine de savoir et à se le garder en propre […] Lorsqu’un texte veut avoir une portée théorique et qu’il prétend se suffire, c’est que l’auteur a d’abord procédé à un découpage-montage, s’attribuant une parcelle d’un « champ » qu’il cherche à clore. Opération d’appropriation privative assez grossière, toujours suspecte, encore que coutumière et passant pour légitime puisque la propriété privée s’étend aux idées et aux savoirs ! Plus d’un scientifique devrait s’excuser de mettre des barrières à son jardin pour le cultiver à l’aise » (p. 40). En effet, les appropriations qui pourraient relever d’une forme de servitude volontaire [2] à l’égard des injonctions et assignations à une « spécialité » sont problématiques et peuvent engendrer une instrumentalisation de soi qui n’est donc jamais loin d’une mutilation de soi : « Chaque sous-champ prétend être un champ légitime. Si l’immense travail de parcellisation des savoirs − leur émiettement – permet leur affinement, sillon après sillon, il conduit à n’affronter la complexité du monde qu’en la laissant en arrière-plan » (p. 40).
À l’inverse, suivre les talveras permet d’« être en chemin et sans véritable tâche à réaliser selon des finalités instrumentales », et par-là, de « s’abandonner à l’expérience sensible des espaces ». La talvera d’un champ est ainsi un « espace de médiation entre le monde de l’action et l’espace ouvert, vécu sous diverses perspectives », et, plus précisément, « les chemins-talvera changent d’une saison à l’autre, sans cesse retracés par ceux qui n’en sont que les usufruitiers ; le paysage lui-même en devient multiplicité depuis de multiples points de vue. Ces chemins sont ainsi des expériences vécues inédites du paysage sensible, contrepoints de la culture majeure des exploitations qui sans discontinuer exploitent » (p. 41).
De la parole collective au repos (p.41-43)
À l’encontre du productivisme acharné enjoint par la culture majeure du champ, la talvera est donc également le lieu d’un repos, d’une respiration : « Ne faut-il pas se poser au bord du champ pour vivre le plein champ sans y être pourtant englouti ou absorbé, sans y être pris corps et âme, sans s’y perdre » (p. 42). Cette respiration peut se faire à plusieurs, lors de rencontre avec autrui, avec des collègues, permettant ainsi le « retour de la parole collective ». La « talvera-controverses » a une dimension d’« agora-bordure de la politique » (p. 42).
Ainsi, la talvera est aussi un « en-dehors du travail – le repos, la sieste, l’oubli, l’abandon, le rire […] Par moments, de rares moments, ne correspond-elle pas à ces brefs temps de l’existence où les scientifiques, les praticiens, les paysans se délestent de toute posture stratégique ou instrumentale dans une manière de se revendiquer de leur singularité ? » (p. 42-43). En somme, la talvera incarne un « temps d’exception de la vie », important en ce que cette dernière est loin de n’être que « routine et habitus » (p. 43).
La différence/médiation (p.43-45)
Au contraire, dans les nécessaires processus d’invention au quotidien, la talvera est « une multiplicité de possibles usages dont se sert le paysan ou le chercheur de manière plus ou moins libre ou contrainte. Tension. […] La talvera s’offre comme une sourde résistance à l’homogénéité de l’espace et du temps, de plus en plus condensés, ainsi qu’à l’homogénéité du travail assigné à sa fonctionnalité » (p. 43). Permettant de déployer « une multiplicité de polarités-postures en tension avec cette autre polarité qu’est le travail du champ », la talvera « représente la tension entre processus de subjectivation et processus d’assujettissement ».
Elle permet aux gens de manœuvrer, seuls ou ensemble, pour se détacher de ce que le champ fait d’eux et s’approcher de ce qu’ils voudraient être : « Limite-écart, le bout du champ permet de se dégager de l’emprise du champ, mais aussi du travail assigné du champ, sur les corps et les pensées, les machines, les chevaux et les tracteurs ; cette posture de désengagement ou de dégagement est reprise d’une prise sur soi en une posture revendiquée qui peut multiplier l’usage de l’espace et du temps ».
Mais il ne faut pas omettre que la talvera « s’inscrit entre le dedans et le dehors » et par-là, « elle serait aussi ce qui dans l’existence fait « temps mort » ou « espace mort » au regard des normes assignées au travail dans les champs de pratiques et de savoirs. Dans ces espace/temps où, à proprement parler, il ne se passe rien – ou pas grand chose – au regard de la centralité du travail et de ses prescriptions, tout peut arriver selon d’autres registres, d’autres postures, d’autres pratiques. Des possibles où s’engendre ce qui ne fait plus corps avec l’assignation » (p. 44).
Conclusion (p.45-46)
La talvera appliquée aux champs sociopolitiques ou professionnels est une métaphore qui permet de construire une lecture des systèmes où chacun.e est impliqué.e, ainsi que des rapports entretenus à ces systèmes. Comme tout énoncé, cette métaphore ne fait sens que reliée à un contexte spécifique. C’est pourquoi Bernard Eme appelle lui-même en conclusion de son texte à la « relativiser » : « L’espace de la talvera n’est – et n’a – nulle positivité en soi. Tout dépend de ses usages et des postures désirées qui les déterminent […] Le bout n’est pas la panacée ». Certains usages peuvent même consolider le champ (p. 45). Si la bordure devient elle-même champ, il faut alors s’efforcer d’en retrouver la talvera.
Il faut donc garder à l’esprit la tension métaphorique qui fonde le rapport à ces marges : arpenter la talvera « n’est pas de tout repos […] L’altérité de la talvera est intranquilité, il faut bien l’admettre. Une vie-talvera relève sans doute d’un monde inconfortable ». Il est en effet difficile de vivre une existence continuellement en marge de tout champ, sans aller-retour, comme en nomade total, attaché à aucun lieu, aucune idée, à rien d’institué.
Au-delà des précautions qu’appelle cette métaphore, il faut donc revenir à ce qu’elle peut inspirer à celui qui songe à transformer les champs : « Reste cependant la possibilité que des sujets collectifs se donnent en leur nom ces espaces/temps qui font écart et déprise, résistance, différence créatrice par lesquels pensées et pratiques ne sont pas assignées à ce qui, dans l’organisation-université, les conduit à la morosité » (p. 46).
Conclusions en suspens : les talveras comme espace/temps de la radicalité ? Notes sur des recherches marginales en cours
Se poster aux marges d’un champ sociopolitique ou professionnel permet d’en percevoir et d’en expérimenter différemment -parfois plus finement- la structure, les logiques internes, les rapports de domination et d’assignation. En d’autres termes, se mettre en marge permet de se dégager, au moins dans la pensée, de ce que tendent à faire de nous les forces d’inertie propres au fonctionnement du champ, et des acteurs qui les influencent le plus.
Depuis les marges du champ, en gardant un pied hors de ce qu’on nous dit d’être, de faire, de penser, on peut observer d’autres champs proches, on peut rencontrer des semblables-différents, s’abriter, se reposer, s’organiser autrement, en somme : revendiquer différents usages de soi, de l’espace et du temps, qui ne soient pas liés aux impératifs et aux injonctions du champ. Dans les marges, on peut cultiver cette certitude inédite, à savoir qu’on est autre chose que ce que le champ peut nous assigner.
L’un des enjeux les plus saillants de ce « détour par la marge », est le retour aux racines du sujet humain, qui ne sont autres, comme dit Marx [3], que le sujet humain lui-même : « la reprise de la pensée de la talvera peut s’entendre comme posture revendiquée contre toutes les assignations politiques qui connaissent, bien avant les gens, les désirs qui les animent » (p.35).
C’est en cela qu’arpenter les marges entre les champs permet une « sourde résistance » à l’ordre que ces derniers établissent : fuir, déserter, si possible avec des semblables-différents, ouvre la possibilité -même si elle n’est pas toujours mise en œuvre- d’être ce qu’on veut pour soi-même, en étant auprès d’un autrui qui retrouve aussi la possibilité d’être lui-même ; à l’encontre des systèmes et de leurs « cultures majeures » qui ne fonctionnent qu’en assignant des fonctions aux vivants - fonctions souvent « mutilantes ».
Cette reprise de la racine humaine et subjective, des choses humaines, est donc une radicalité qui s’institue en instituant, et dont les talveras peuvent être les espaces/temps. Pour incarner et illustrer cette idée à travers ma propre expérience, je souhaiterais pointer la tension dans laquelle cette radicalité se déploie, entre les polarités du savoir et de la pratique.
Polarité du savoir
Le champ théorique (ou, plus largement : symbolique) a pour « culture majeure » d’interpréter le monde, d’en produire du sens. Il est en tension, à certaines de ses marges, avec la polarité de la pratique concrète. Celle-ci pose la question de la « valeur d’usage » [4] des interprétations et des savoirs produits, la question de leur utilité sociale, humaine. La tension avec la polarité de la pratique concrète amène donc le savoir, en bordure de ces deux champs, à devenir « praxéologie » [5], c’est-à-dire savoir pour la pratique, et donc, inévitablement, me semble-t-il, savoir par la pratique.
Si la production de sens est donc confrontée à des tensions quant à son fond et à sa forme, en raison de la nécessité d’être appropriée et intégrée dans les pratiques sociales et humaines. Si cette production de sens ne tient pas compte de ces tensions, elle peut courir le risque d’être lettre-morte, spéculation, ésotérisme : elle devient alors monopole (du) savant... qui a pensé à tout sauf à : pour quoi faire ? Il faudrait néanmoins nuancer ce que disait J.-J. Rousseau : « J’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé » [6], et dire que c’est le sujet humain qui croit que penser, méditer, réfléchir, produire du sens, est une fin en soi, sans rapport avec l’activité pratique, qui se coupe d’une partie de ce qui fait de lui/elle un sujet humain.
Polarité de la pratique
Le champ pratique a, lui, pour « culture majeure » d’agir dans le monde, d’y produire des effets matériels. Cependant, à ses marges, l’activité pratique entre en tension avec le champ du savoir, qui lui pose la question de son sens, de sa visée, de sa rationalité comme dirait Max Weber. La tension, à ses marges, avec la polarité de la production de sens pose donc à cette « culture majeure » du faire, de l’agir, la question de la conscience d’elle-même. C’est au prix de cette tension qu’à la bordure de ces deux champs, la pratique devient praxis, au sens de C. Castoriadis [7]], c’est-à-dire une pratique consciente d’elle-même, de ses implications, de ses contingences, de ses visées. Il ne s’agit plus alors d’interpréter le monde, ou d’y faire aveuglément ce qu’il nous pousse à y faire, mais bien de le transformer consciemment, par le biais de la démarche praxéologique - savoir pour la pratique et par la pratique.
Vers un agir démocratique
Ainsi, le fait de se poster en bordure de différents champs, donc à l’intersection entre les oppressions qu’ils contiennent, nourrit la conviction qu’il est possible de reprendre le pouvoir sur son propre sort, car c’est depuis cette intersection qu’on peut porter un « regard oblique » sur le déroulement de ces différentes oppressions.
La praxis et sa « praxéologie » sont cependant des plantes adventices (des « mauvaises herbes ») qui peuplent les marges des champs théoriques et pratiques, et que les « cultures majeures » cherchent, par conséquent, continuellement à désherber. Les intellectuel.le.s croient qu’en ne cherchant pas à être directement utiles, leur savoir restera pur ; et les praticien.ne.s observent que la théorie est abstraite, ou ne leur est pas adressée, et donc inutile. Mais les « cultures majeures » des un.e.s et des autres se croient surtout menacées par la forte teneur éthique et politique de ces « herbes folles » que sont la praxis et sa praxéologie.
En effet, ces fruits adventices que les cultivateur.rice.s ne savent pas, ou ne veulent pas utiliser, transforment les marges des champs en lieux de « subjectivation », c’est-à-dire en lieux d’émergence d’un sujet humain désirant réaliser la possibilité d’être lui-même, questionnant ainsi l’hétéronomie des champs, les injonctions et assignations qu’ils contiennent, et revendiquant donc la perspective d’une autonomie au moins individuelle. L’image des talveras comme espaces/temps de radicalité en fait en effet des « espaces de liberté », reliant le sens et le sensible, appelant le sujet à se retrouver lui-même, et souvent, au début, seul avec lui-même.
Mais ces espaces/temps de l’autonomie individuelle restent en tension avec le champ sociopolitique ou professionnel, et le sujet sensibilisé à sa propre revendication d’autonomie doit accepter des allers-retours s’il ne veut pas être condamné à la marginalité, à la disparition sociale et professionnelle... Son retour dans le champ se nourrit alors des fruits récoltés à la marge, la praxis et sa praxéologie. Ainsi affecté, le sujet peut alors voir émerger le désir de faire savoir, à celles et ceux qu’il va côtoyer dans le champ, qu’un espace d’autonomie est possible et qu’il existe un autre rapport au monde social que celui de l’assujettissement.
La tentative de mettre en œuvre, dans le champ même, la praxis et sa praxéologie, au contact d’autrui, fait prendre conscience que pour s’épanouir, ce désir adventice d’autonomie individuelle dépend étroitement de la façon dont va le recevoir cet autrui. Si celles et ceux que le désir d’autonomie rencontre sont profondément enracinés dans l’assujettissement, dans les assignations imposées par le champ, alors le désir d’autonomie reste profondément solitaire et, à un certain point, il risque de pourrir et de devenir un fruit bien amer.
La praxis et la praxéologie font alors découvrir que l’autonomie individuelle ne s’épanouit pleinement qu’à travers une autonomie collective, cette fleur dont les multiples pétales bigarrés sont autant d’autonomies individuelles qui se déploient autour d’un même noyau, celui-ci les rendant profondément solidaires les unes des autres. Les talveras, les marges des champs, en tant qu’espaces de radicalité, contiennent ainsi une « hypothèse politique » en ceci qu’en développant les autonomies individuelles et, à travers leur floraison solidaire, l’autonomie collective, elles impliquent un mouvement de destitution de ce qui domine le champ, et de ré-institution à partir des marges. L’herbe folle de l’autonomie prend ses racines en marge du champ, et, si elle n’est pas désherbée, elle peut le conquérir entièrement. À la fois conscience politique et agir éthique, ce mouvement radical de tension ou d’allers-retours entre le champ, les autonomies, et la solidarité porte un nom : démocratie réelle.
[1] - Pierre Hadot, 2002, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel
[2] Étienne de La Boétie, 2010 [1549], De la servitude volontaire, Éditions Le Passager Clandestin, Le Pré Saint-Gervais, suivi et précédé d’entretiens avec Miguel Benasayag et Cornélius Castoriadis
[3] Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, 1982 [1844], in Œuvres. III. Philosophie, Paris, Editions Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée et commentée par Maximilien Rubel, p.390.
[4] Françoise Clerc et Serge Tomamichel, « Quand les praticiens deviennent chercheurs », Éduquer [En ligne], n°8 | 2004, en ligne : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/339
[5] Hervé Drouard, « Chercheur et praticien ou praticien-chercheur ? », Esprit Critique, 2006, Vol 8, n°1, en ligne : http://espritcritique.uiz.ac.ma/0801/esp0801article07.pdf
[6] Jean-Jacques Rousseau, 1992 [1755], Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Hatier, p. 84
[7] Castoriadis Cornélius, L’institution imaginaire de la société, Paris : Éditions du Seuil, Coll. Points Essais, 1999 [1975