Préface de Tahar Bouhouia
Si l’on s’en tient au titre, cet ouvrage présente le risque de décourager certains lecteurs.
Il est sobre et semble renvoyer à un contenu essentiellement technique. Mais il n’en est rien, il va plus loin, il nous ouvre l’horizon, il construit un « espace de réflexion » qui nous aide à repenser les rapports Nord / Sud. Le titre annonce le sujet sans évoquer la richesse et la curiosité qui caractérisent la forme et la matière de ce livre. L’ouvrage nous montre l’exigence et la pensée anthropologique aux prises avec la question du développement ; elles cherchent l’une et l’autre le chemin pour approcher au plus près la réalité cachée derrière une série de vocables chargés de bonnes intentions, qui constituent un discours idéologique. Il s’agit de l’idéologie, c’est à dire, comme l’écrit C. Castoriadis, 1975, d’un « ensemble d’idées qui se rapporte à une réalité non pas pour l’éclairer et la transformer, mais pour la voiler et la justifier dans l’imaginaire, qui permet aux gens de dire une chose et d’en faire une autre, de paraître autres qu’ils ne sont ».
Parmi les pistes de réflexion avancées dans cet ouvrage, l’auteure évoque les travaux de Mary Douglas, pour rappeler qu’il n’y a pas de don gratuit. Aider au développement c’est trop souvent reconduire et pérenniser un différentiel de pouvoir, une forme de dépendance entre celui qui donne et celui qui reçoit…Notons que si l’étude porte sur le cas d’un projet de commerce équitable au Mali, la réflexion intéresse tout autant l’action sociale telle qu’elle est conduite, notamment en France, dans “ les quartiers ” relevant de la politique de la ville et, plus largement, l’intervention sociale…On retrouve dans ce travail, ces catégories de pensée « nomade » que sont les relations entre une action exogène et une réalité sociale endogène. Cette relation n’est-elle pas faite pour pérenniser, sous une autre forme, un projet éducatif de type colonial ? Notamment par la production d’un discours exogène et la manière dont les institutions et les politiques en charge du développement élaborent des grilles permettant d’interpréter, de percevoir et de classifier une population et un territoire cibles, autrement dit la société et la culture réceptrices.
Dans cette perspective l’aide maintient une relation de dépendance, préjudiciable à la dynamique et à la culture endogènes. La fonction de cette intention, comme sa réussite, sont de créer de nouveaux marchés et d’inclure des producteurs marginalisés.
La critique du « développement », en tant que pratique et concept, tient une place importante dans ce livre ; elle déconstruit le monde des apparences. En outre, cet ouvrage propose un état de la littérature qui synthétise, et combine « l’anthropologie du développement et l’anthropologie politique avec la philosophie politique », l’auteure met ainsi en exergue les différentes formes par lesquelles le développement s’inscrit dans les phases du capitalisme, notamment la notion de « gouvernance » comme « action sur l’action ». Cette perspective théorique, élaborée par Michel Foucault, et reprise dans ce livre, nous permet d’appréhender l’étendue des implications et des intentions au niveau transnational. Elle donne un éclairage sur les conséquences concrètes de certaines politiques de développement, qui visent surtout à la constitution et au maintien d’un certain ordre globalisé.
Cet ouvrage rend compte des déplacements et des approches qui ont accompagné le travail du chercheur et, ce faisant, en questionnant les ambiguïtés du commerce équitable, Roberta Rubino nous donne les clefs conceptuelles, d’une grande actualité, qui lui ont permis d’explorer les structures d’aide au développement.
A la suite, notamment, du travail de Serge Latouche, celui-ci constitue une critique de la diffusion de l’économie capitaliste dans le Sud, qui vise à « l’occidentalisation du monde », en imposant « des valeurs occidentales de progrès, de croissance et de négation de toutes les sociétés et cultures ».
La catastrophe humanitaire, qui atteint, en 2016 les frontières de l’Europe et qu’il est convenu de nommer « l’afflux des migrants », n’est-elle pas liée aux politiques néolibérales et aux mirages de la facilité financière véhiculés par un occident obnubilé par son désir de croissance et d’expansion indéfini ?
Pour comprendre cette catastrophe, la notion de gouvernement néolibéral élaborée par Michel Foucault permet de penser un enfermement des différences dont on neutralise la singularité dans l’espace ouvert des sociétés de sécurité.
Comme le souligne Roberta Rubino, « il y a nécessité de constater une autre transformation qui investit le domaine du développement à la suite de l’apparition du néolibéralisme en tant que théorie économique, mais surtout en tant que technique de gouvernement ».
Tahar Bouhouia, Docteur en sociologie, éducateur de rue et intervenant dans le domaine du travail social