Jacques Ellul, Déviances et déviants dans notre société intolérante, Éres, 2013. Éd. originale : 1992.
Logo de l’article : "A non-conformist....." par Seth Capitulo est sous licence CC BY 2.0
En participant au projet Boomerang, j’ai pu découvrir le milieu de la prévention spécialisée. Je remarque par ailleurs, dans la vie de tous les jours ou dans les médias, l’importance prise par le phénomène de la déviance. Enfin, J. Ellul, auteur que j’apprécie, a publié à la fin de sa vie, un ouvrage traitant de ce phénomène. Raisons pour lesquelles je souhaite rendre compte de ce livre. Occasion aussi de présenter quelques aspects de la pensée de cet auteur.
Jacques Ellul ( 1912-1994 ) a publié de nombreux ouvrages, qu’on peut répartir selon deux axes, l’un sociologique, l’autre théologique. Lui et son ami Bernard Charbonneau s’intéressent dès les années 1930 à la « grande mue » ( B. Charbonneau ) de notre société. Des modifications considérables ont lieu dans tous les domaines, au cours du XXème siècle. L’objectif est d’adopter une vue d’ensemble, une pensée globale, afin d’envisager l’ampleur des transformations. De manière générale notre civilisation se distingue par la prédominance des moyens. Dans le discours et selon la conception traditionnelle de l’action humaine, les moyens utilisés par un groupe social sont orientés en fonction de certaines fins : dans une perspective humaniste ils serviront à la liberté, à la justice, à la démocratie, au bonheur, etc. Cependant, pour ces deux auteurs, la puissance des moyens prend le pas sur les fins : les moyens se développent de plus en plus sans entrave, c’est à dire ne sont plus orientés par des fins. Les fins auraient tendance à s’effacer et « par la force des choses » les moyens ne sont plus maîtrisés. L’homme, en perdant la maîtrise de ce qu’il utilise et ce qui l’entoure, sert désormais des moyens laissés à eux-mêmes. A partir de ce constat, les deux auteurs entreprennent une réflexion systématique sur les moyens, afin de penser leur évolution, leurs relations, et surtout les conséquences de leur développement. Mais pour cela il convient d’adopter un certain point de vue : en effet afin de penser ces derniers, donc de les juger, il s’agit de prendre ses distances, sans accepter ce qui se présente comme une évidence. Un point de vue est alors choisi, celui de la liberté. Ces deux penseurs font en effet de la liberté le centre de la pensée, donc de la vie, humaine. Leurs ouvrages respectifs, bien que marqués par deux personnalités différentes, sont construits dans cette perspective : quelle est la place de la liberté dans la civilisation des moyens ? Leurs analyses, qui parcourent tout le XXème siècle, montrent que le développement sans frein, ou presque, des moyens, est contraire à la liberté. Ainsi ils étudient des thèmes très variés car ils ont adopté une vue d’ensemble et que le point de vue choisi se doit d’envisager tous les phénomènes [1] au sein desquels nous sommes appelés à vivre.
Jacques Ellul s’attachera notamment à étudier le phénomène technique dans notre société [2]. Pour lui il s’agit du facteur déterminant, qui s’est constitué en système. Nous vivons désormais dans un milieu technique. Ne niant pas l’existence d’autres « systèmes » ou « facteurs » dans l’évolution de la société, celui-ci met néanmoins l’accent sur le facteur technique, qui est le principal.
Cependant la technique ne recouvre pas tout : c’est un système qui se développe à l’intérieur de notre société. C’est à dire que, constituée d’hommes et de femmes, la société n’est pas tout à fait adaptée aux exigences techniciennes, même si celle-ci évolue dans ce sens. Ainsi des contradictions apparaissent entre les nécessités techniques et la vie humaine qui demeure pour une part étrangère à ces impératifs [3]. Les contradictions jouent un rôle essentiel dans la pensée de J. Ellul ( et de B. Charbonneau ). Pour lui, l’histoire, de même que la vie personnelle, est faite de contradictions, sans quoi elle aboutirait à la mort. En effet, la contradiction est synonyme de vie, dans la mesure ou la stagnation complète, l’identité totale, sont synonymes de mort. Sans contradiction, il n’y a pas d’évolution. Or des contradictions apparaissent au sein de la société, il faut donc les analyser.
C’est ici que l’on peut introduire l’étude de la déviance. En effet celle-ci est envisagée de manière générale comme une partie d’une contradiction en même temps que le produit d’un processus contradictoire. En effet la déviance serait la contradiction du système technicien dans la mesure ou elle est la négation de ce système. Par ailleurs, le déviance est elle même le produit d’une contradiction entre les exigences techniciennes d’une part et la perte de valeurs, de morale dans notre société [4]. Il s’agira donc de voir, à partir de l’étude de Ellul sur la déviance, comment aboutit-il à considérer la déviance comme une contradiction et ce que cela implique, s’agissant de l’analyse et de l’action.
Pour cela il convient de rendre compte du livre « Déviance et déviants dans notre société intolérante » [5]].
Cette étude paraît au moment ou le thème de la déviance est devenu ordinaire, il y a eu une prise de conscience de ce sujet en tant que « problème » social. Trois facteurs sont repérés qui expliquent la prolifération de ce type d’étude : les groupes déviants deviennent suffisamment nombreux, il apparaît une volonté claire, rationalisée du devoir être social et se fait jour une volonté intellectuelle, scientifique, d’expliquer tous les phénomènes sociaux.
L’ouvrage est élaboré en trois étapes : le constat des faits et le repérage des causes, puis l’interprétation du phénomène, enfin une recherche éthique à partir de la signification de ce dernier.
Il convient donc de résumer cette analyse en suivant ces trois moments. Après cela, l’intérêt de l’ouvrage sera mis en évidence.
1. Déviance
Il s’agit ici de spécifier ce que « déviance » désigne ( a ) puis d’établir une typologie de celle-ci afin d’en repérer l’étendue ( b )
a) Qu’est ce que la déviance
Lorsqu’on analyse la déviance il faut garder à l’esprit que ce sont avant tout des hommes et des femmes, ce qui implique une attitude d’ouverture et d’écoute.
La notion de déviance n’est pas très claire, malgré le développement d’études sur elle, car plusieurs termes sont employés pour la qualifier : marginalisation, exclusion, délinquance, inadaptation, etc. L’auteur choisit celui de déviance « qui recouvre tout l’ensemble de ces phénomènes ». Mais il s’agit aussi de « comportements qui ne peuvent pas être spécifiés clairement » : le terme recouvre donc des phénomènes qui ont une unité mais qui se présentent comme très divers. Les limites de la déviance sont floues et incertaines [6]. On peut la situer par exemple au carrefour de trois domaines : la criminalité lourde, la folie, et le non-conformisme léger. Ceux-ci ne sont pas de la déviance mais « il peut entrer en elle des aspects de l’une ou de l’autre ». En effet, celle-ci ne peut être définie précisément, car c’est un phénomène mouvant, au croisement de l’individu et de la société. Pour donner quelques exemples, J. Ellul considère comme déviants les chômeurs, les immigrés, les hippies, certains jeunes plus ou moins liés à la délinquance, les vieillards, les drogués, les écologistes, les homosexuels, les musulmans [7], les inadaptés scolaires, les révolutionnaires ( les vrais ), etc. En présence de ces exemples il convient de préciser tout de suite que pour l’auteur la déviance n’est ni un bien, ni un mal, mais qu’elle doit être prise en compte selon sa signification particulière. Cela sera vu dans la partie trois.
En tout cas la déviance est le fait d’un ensemble de personnes qui ne saisissent pas l’importance de la norme ( qu’elle soit morale, juridique, sociale, etc. ). Cependant elle doit être appréhendée selon une vue d’ensemble dans une perspective sociologique car c’est « avant tout un phénomène collectif » ( qui ensuite peut être individualisé ). En effet « il n’existe pas de personnalité déviante », « l’effet de groupe est préexistant à l’action individuelle ». C’est en tout cas le « double jeu » entre des processus individuels et des structures sociales qui produit de la déviance : « l’individuel est intimement mêlé au social ». C’est « la rencontre entre un certain type d’homme et un certain type de société ». Ce qui signifie qu’il n’y pas de déviance en soi. Mais ce n’est pas non plus simplement un produit automatique d’une certaine organisation sociale. C’est bien la rencontre entre deux faits : responsabilité, choix individuel et déterminations sociales. « Il y a une histoire individuelle qui se situe dans une histoire globale ». Ainsi ce qui paraît essentiel est « la relation sociale et le jeu de possibilité/impossibilité de cette relation ».
De plus, le phénomène de la déviance n’est pas « en soi universel et inhérent au fait social » : il est un caractère clef de notre société [8].
Pour préciser ce qui est visé par le terme de déviance, une typologie est utile, d’autant plus qu’il s’agit d’un éventail large de phénomènes.
b) Typologie de la déviance
À partir de ces quelques précisions, l’auteur tente d’établir une typologie de la déviance. Il y a ainsi la déviance du point de vue de l’individu et celle du point de vue de la société. Le terme point de vue est choisi pour insister sur le caractère mouvant et relatif de la déviance.
La déviance du point de vue de l’individu est composée de la déviance volontaire et de celle involontaire. Dans la première on peut distinguer la déviance volontaire explicite ( la personne veut et sait qu’elle transgresse, par exemple un crime, un délit, une prise de position révolutionnaire, etc. ) et la déviance volontaire implicite ( la personne n’a pas la volonté de transgresser mais suit plutôt ses envies, par exemple la fuite, la colère, la fugue ou encore partir à la campagne ).
La déviance involontaire est le fait de personnes qui ne cherchent pas à transgresser mais qui sont, du fait de leur être même, exclues. Il s’agit d’une déviance subie. Ce sont par exemple les chômeurs, les étrangers, les vieillards ( cependant ici la marginalisation a lieu à cause du corps social et non pas du gouvernement ).
Dans la déviance du point de vue de la société il y a celle qui est « spontanée », non dite, c’est à dire que le corps social supporte mal le comportement d’une partie des membres mais sans que cela soit clairement énoncé. D’un autre côté il y a celle « déclarée », l’opinion, les médias ou le gouvernement désignent clairement tel groupe comme déviant.
Dans les deux cas, le groupe ou le pouvoir constate ou ressent une perturbation du fait d’une transgression ou d’une inapplication de ses normes indispensables.
Enfin, selon l’auteur, un dernier type de déviance du point de vue de la société existe : « la déviance confirmée » : C’est un phénomène sans grande importance au départ, accidentel, mais dont les médias se saisissent et qui de ce fait attire l’attention et est traité comme un problème majeur.
Cette typologie permet donc de mieux appréhender le phénomène, notamment dans sa diversité, mais il doit désormais être situé par rapport à notre société particulière, pour ensuite en repérer les causes.
2. Un processus contradictoire : une société intolérante productrice de déviance
Dans ce processus il s’agit d’analyser l’intolérance d’une part, et la production de la déviance d’autre part, pour expliquer la contradiction entre l’exigence de conformité et la réalité productrice de déviance qui est « dans le domaine humain, l’aspect le plus profond de notre société ».
L’intolérance est générée par l’aspiration à l’unité qui caractérise notre société, à travers l’idéologie de l’intérêt général qui se manifeste dans le domaine intellectuel et politique, et la situation de fait ( a ). En contradiction avec cette intolérance, des facteurs de déviance se développent ( b ). La société dans laquelle a lieu cette contradiction réagit selon trois modalités aux phénomènes de déviance : par la récupération, la répression et l’exclusion ( c ).
a) L’intolérance liée à l’idéologie de l’intérêt général et à la situation de fait
Nos sociétés dites libérales sont caractérisées par un idéal d’unité. L’Un est considéré comme le bien, il s’agit de tout ramener à un modèle unique. L’ « obsession de l’unité » se manifeste notamment dans l’idéologie de l’intérêt général. C’est même plus qu’une idéologie, il s’agit de « la séparation tranchée entre ce qui est un pluralisme toléré, inscrit dans une unité fondamentale, et ce qui est exclu, parce que ne représentant pas l’intérêt commun, mais seulement des intérêts particuliers, donc illégitimes ».
Cette aspiration génère alors une identité sociale, qui implique cohésion, homogénéité et rupture avec ce qui n’entre pas dans ce cadre. Cela suppose donc un contrôle social. Ce dernier se manifeste en lien avec les spécificités de la société dans laquelle il s’exerce. En effet, le contrôle social est inhérent à toute société. Mais par rapport aux autres sociétés, « nous vivons dans un régime de contrôle social entièrement différent, à la fois plus abstrait, moins apparent et plus totalitaire ». Ainsi, comme cette idéologie a trouvé son point d’incarnation dans l’État [9], le contrôle social, qui était réalisé par des membres de la communauté, l’est désormais par des inconnus mandatés par des institutions diverses, remplissant une fonction. De manière plus générale, le contrôle social s’exerce aussi par « le poids d’une opinion publique organisée par les moyens de communication de masse et il s’exerce aveuglément sur tous ceux qui ne correspondent pas à un modèle abstrait, un schéma théorique ».
Cette aspiration à l’unité est donc orientée vers une société sans déviance, elle est une croyance qui « fait accepter le modèle d’une société unitaire ». Mais alors celle-ci exclut tout ce qui ne participe pas à cette unité, l’intérêt général rend illégitimes les intérêts particuliers. Ainsi cette idéologie joue dans le sens d’une intégration, d’une adaptation sociale [10], et le contrôle social remplit ce rôle ( mais sans que cela soit ressenti comme une oppression, c’est justement le rôle de l’idéologie ). Mais l’idéologie de l’intérêt général rend aussi la société intolérante : tout ce qui ne correspond pas à cet intérêt ( l’État ayant pour rôle de le définir ) est exclu.
L’intolérance, en plus d’être une conséquence de l’idéologie de l’intérêt général, est aussi générée par la situation de fait [11]. Pour J. Ellul cette situation est caractérisée par l’encombrement ( à tous les niveaux : objets, personnes ), par l’exigence de rationalité qui implique l’idée que tout ce qui est rationnel est bien, par le primat du travail [12] et par le fait qu’il s’agit d’une société « tendue » : elle est « dans tous les domaines à la limite de ses possibilités » ( on exploite totalement toutes les ressources disponibles ). Or ces quatre aspects sont des facteurs d’intolérance. L’encombrement implique l’ordre, donc le désordre ( la déviance par exemple ) devient insupportable. La déviance se présente souvent comme irrationnelle, elle est donc intolérable vis à vis de l’exigence de rationalité. Le primat du travail rend déviants tous ceux qui n’y adhèrent pas ou qui se trouvent dans une situation de chômage. Enfin la société tendue, qui tend à exploiter tout ce qui est disponible, ne tolère pas celui qui « refuse d’entrer dans cette mobilisation de toutes les capacités et pouvoirs ». Ainsi ceux qui « n’entrent pas dans le jeu », qui se dérobent, qui se mettent en marge « du grand combat pour le progrès », sont jugés déviants et ne sont pas tolérés. De plus, « cela n’est pas le fait de quelques grands organismes, États ou Entreprises capitalistes, mais le jugement de l’opinion ».
L’exigence de conformité, du fait de l’intolérance produite par l’idéologie de l’intérêt général et par la situation de fait, nécessite enfin une adaptation de tous. Celle-ci « n’est pas une adaptation aux règles sociales ou morales en général, ce n’est pas une adaptation au capitalisme bourgeois ou à la société de consommation, quoique cela existe mais c’est beaucoup trop superficiel ». Il s’agit plutôt d’une adaptation « à un type idéologique fondamental qui comporte, me semble-t-il, trois aspects ». Les trois exigences de l’adaptation sont alors : une adaptation à ce qui est évidemment nécessaire pour que cette société fonctionne et à ce qui semble être porteur d’avenir. Ce qui implique, et c’est le troisième aspect, qu’il faut croire à tout ce qui semble susceptible de résoudre la crise. Toutes les institutions par lesquelles s’exerce le contrôle social tentent donc de rendre les individus conformes à ce « type idéologique fondamental ».
L’auteur reconnaît néanmoins que, si cela n’est pas respecté, il y aura des troubles plus ou moins graves. Les conséquences d’un éventuel non respect seraient d’ailleurs d’autant plus graves, dangereuses et intolérables que les moyens que nous utilisons sont plus puissants. En effet les risques augmentent avec la puissance. Ainsi notre société est fragile dans la mesure ou le moindre écart, du fait de la puissance des moyens, peut avoir de lourdes conséquences. Cette fragilité augmente donc l’intolérance, et elle s’observe aussi au niveau de l’homme : celui-ci apparaît plus angoissé, ce qui le rend d’autant plus disposé à accepter la lutte contre la déviance.
b) La production de la déviance
L’idéologie de l’intérêt général et la situation de fait ( encombrement, primat du travail, exigence de rationalité, société tendue ) rendent notre société intolérante, donc insupportable un grand nombre de conduites. Mais cette même société, de façon contradictoire produit en même temps de la déviance.
En effet, certains de ses caractères constituent des facteurs de déviance. J. Ellul en retient cinq auxquels s’ajoutent ceux repérés par A. Vauchelin [13].
Les cinq facteurs de production de la déviance sont : la disparition de la mémoire, le type de travail demandé, l’excès administratif, l’habitat et la rupture avec les conditions naturelles de vie. L’essentiel étant le cumul et la globalisation de ces cinq facteurs.
La mémoire a pour fonction de rendre un groupe légitime à ses propres yeux en lui fournissant « la certitude de sa durée, sa plongée dans un passé qu’il a construit ». Cela se rapporte à l’importance de l’enracinement. Or la mémoire disparaît dans la mesure ou « tout est brassage en même temps que nouveauté », c’est à dire, par exemple, que les expériences passées n’ont plus d’utilité. Il n’y a en effet « plus de vérité, ni de mythe de référence, il n’y a plus de jugement « positif-négatif » possible ».
Le type de travail demandé : il a déjà été vu que notre société faisait du travail une priorité. Or celle-ci est de plus en plus exigeante dans ce domaine mais est incapable de fournir un travail « qui vaille la peine » d’être effectué : c’est à dire sans signification, sans intérêt, ou l’intelligence et la capacité d’invention ne sont pas mobilisées.
L’excès administratif produit aussi de la déviance : l’action administrative s’effectue en secret, par voie d’autorité, sans consultation et sans respecter les règles qui normalement la régissent. C’est à dire que le citoyen est sans garantie devant l’action administrative et est donc soumis à une « dictature administrative », qui produit alors de la déviance car c’est un monde incompréhensible, oppressif et sans recours. De plus la fonction judiciaire contribue aussi à la déviance dans la mesure ou la confiance envers les juges est rompue ( conditions dans lesquelles la justice est rendue, disparition de l’équité, difficulté à être réhabilité après avoir été sanctionné, etc. ).
Les conditions d’habitat, l’exiguïté des logements ( notamment dans les grands ensembles ) contribuent à la déviance : la destruction de la vie de famille, l’entassement, l’impossibilité de s’isoler qu’implique ce type d’habitat « interdisent le plaisir d’être ensemble ».
Enfin la rupture avec les conditions naturelles de vie est le cinquième facteur. C’est la vie sans lien avec la nature, dans le milieu technique, qui nécessite un effort considérable et qui par conséquent produit de la déviance, ce que montrent de nombreuses études psychologiques et médicales.
Un aspect essentiel est par ailleurs à retenir, en plus des cinq facteurs : il s’agit de l’institutionnalisation de la déviance. « C’est la création d’un ensemble institutionnel qui formalise, régularise, et rend définitive en quelque sorte cette réalité de la déviance ». En effet « la multiplication des cadrages institutionnels aboutit à créer de la déviance, là où il n’y en avait pas ». C’est par exemple l’obligation scolaire, qui part de bonnes intentions et d’une certaine utilité, mais qui cependant produit de la déviance : ceux qui n’arrivent pas à s’adapter à cette obligation sont catégorisés comme déviants.
En plus des facteurs repérés, J. Ellul reprend ceux de A. Vauchelin : il s’agit de la diffusion conceptuelle de la déviance, qui fait qu’on la traque partout, de la diversification des contrôles, de la multiplication des catégories d’institutions fermées ( spécialisées ) et de la désinstitutionnalisation du cadre du contrôle, c’est à dire que celui-ci est désormais effectué par les « psys » notamment.
Cet ensemble de phénomènes, comme celui du contrôle, est accentué par les moyens techniques. Par exemple le fichage grâce à l’informatique.
Cette situation produit donc de la déviance, tandis que la société demande de plus en plus d’efforts d’adaptation. Mais parmi les déviants, il convient de distinguer les déviants « réels » de ceux « estimés tels ». En effet les premiers seraient jugés déviants dans toute société, ce sont ceux par exemple qui présentent des troubles psychologiques, des maladies. Les seconds ont un comportement jugé déviant par le pouvoir, les autorités, l’opinion, sans pour autant « nuire ».
Les déviants estimés tels le sont parce que différents. Or cela se situe dans un contexte de développement d’un discours sur la différence, qui est nié en pratique par l’attitude de la société vis à vis de la déviance.
c) Le discours sur la différence et la pratique face à la déviance
Dans la réalité on observe le développement d’un discours sur la différence, qui est valorisée, tandis qu’en pratique la société réagit face à la déviance par la récupération, la répression et l’exclusion.
Le discours sur le droit à la différence se développe mais ne correspond cependant pas à l’opinion moyenne et ne remet pas en cause les grandes orientations de la société. Il y a ainsi tout un discours qui légitime ou encourage la différence, qui défend un certain pluralisme. Cependant trois limites à ce discours apparaissent [14] : il s’agit surtout de différences au niveau culturel, ce qui est sans importance dans la mesure ou cela ne remet pas en cause les structures de la société. Ce discours est ensuite porté par des groupes qui ont peu d’influence sur la société. Enfin la dernière limite vient des déviants eux-mêmes : ils sont minoritaires, parcellisés, infériorisés, donc ils ne dérangent pas.
A l ’opposé de ce discours, qui est accepté car ne remettant fondamentalement rien en cause, s’observe une pratique totalement inverse. Pour l’auteur « la société est toujours d’autant plus libérale qu’elle est plus restrictive et intolérante en fait ». Ainsi en pratique la « société technicisée et informatisée » réagit par la récupération, la répression et l’exclusion.
La récupération peut être vue comme une sorte de légitimation du pouvoir. Il s’agit de reprendre une certaine contestation, un vocabulaire, mais en le limitant à quelques aspects ou domaines, de manière qu’il soit rendu inoffensif. Par ailleurs il y a le développement d’une quantité de services de prévention qui agissent dans le sens d’une récupération [15].
La répression s’exerce de manière directe par la police et de manière indirecte par les médias, la publicité et la propagande. Elle ne peut servir en tout cas à réduire la déviance, elle est inefficace.
Enfin l’exclusion s’opère en lien avec notre société. Comme celle-ci est technique, celle-la s’effectuera en fonction de la technique. En effet l’exclusion est par rapport à une norme. Or aujourd’hui c’est la technique qui constitue le facteur déterminant dans notre société. Ainsi seront exclus ceux qui, par une « sorte d’appréciation que je nommerai « indicible », ne vivent pas en accord avec l’exigence technicienne ». J. Ellul parle de « conaturalité » avec l’exigence technicienne. Si celle-ci n’est pas, alors on est exclu, selon le mécanisme du bouc émissaire. « La société non seulement se défend contre un autre modèle mais se purifie de toute contagion risquant de mettre en question ce qui la fait vivre ».
Ainsi la société de la fin du XXème siècle est décrite comme intolérante. Cette intolérance vis à vis de la déviance est en contradiction avec le fait que cette même société est productrice de déviance. Cette intolérance s’observe dans la pratique à travers la récupération, la répression et l’exclusion de la déviance, ce qui s’oppose au développement d’un discours sur le droit à la différence, qui pourtant a lieu, mais qui est surtout le fait de quelques groupes : il ne correspond pas à l’opinion moyenne qui demeure intolérante.
Ayant mis en évidence cet ensemble de faits pour en analyser les ressorts, J. Ellul poursuit par une interprétation historique du phénomène de la déviance. C’est ce qu’il convient de voir désormais.
3. L’interprétation du phénomène : « la déviance en tant que contradiction » et ses conséquences
Pour certains la déviance est un mal qu’il faut supprimer, pour d’autres elle est un bien sur lequel il faut prendre exemple. Selon J. Ellul les deux ont tort.
La déviance est liée inévitablement à l’existence sociale, mais elle s’est aggravée et a changé de caractère avec notre société technicienne, comme cela a été montré précédemment. « Le déviant appartient de façon intégrante à cette société », dès lors il convient d’apprécier ce phénomène car « le déviant a un rôle à jouer, qu’on doit comprendre et accepter ». Pour le comprendre il convient de considérer la situation comme « un aspect concret de la dialectique ».
En effet, pour l’auteur, la déviance est la négation de notre société. Il reprend la théorie de l’histoire de Hegel, reprise par Marx, qui montre que l’histoire se fait à travers des processus dialectiques qui mettent en jeu des forces opposées, contradictoires, et qui donnent lieu à de nouvelles situations. Ces nouvelles situations entrent immédiatement en contradiction avec de nouvelles forces, et ainsi de suite.
Ainsi, selon J. Ellul, « la déviance est à l’égard de la société technicienne exactement dans le même rapport que, au XIXème siècle, le prolétariat envers la société capitaliste ». En effet, le capitalisme, selon Marx, représentait la négation de l’homme. Mais celui-ci était nié à son tour par le prolétariat créé par lui : le prolétariat représentait alors la négation de la négation. La dialectique, le rapport entre ces deux négations devait ensuite donner lieu à une nouvelle situation, selon la « positivité du négatif » ( Hegel ).
Il en est de même pour la déviance : la société technicienne est une négation de l’homme ( bien plus que ne l’était le capitalisme ), les déviants représentent la négation de cette négation. Cependant deux nuances sont à noter par rapport à cette comparaison : les déviants ne forment pas un tout homogène et on ne peut espérer une « prise de conscience « pour aboutir à une lutte révolutionnaire , car la déviance éparse et protéiforme. Cela montre la limite de l’application du schéma marxiste. Il s’agit simplement ici de reprendre la pensée de Hegel et de Marx sur la dialectique historique mais pas d’appliquer le « schéma marxiste » en totalité, car la situation a changé.
Quoi qu’il en soit, cette interprétation du phénomène implique que plus le système technicien se développera, plus la déviance augmentera. Mais placés devant cette situation nous devons « prendre au sérieux cette déviance, en sachant que la répression est totalement inefficace, et que la prévention est nécessairement dépassée ». C’est à dire que, par exemple, « la déviance doit être entendue comme une information apportée à la société, et qui, si elle est reçue, si elle est entendue, fait reculer l’échéance de l’entropie ». Il s’agit alors d’envisager, en parlant de façon abstraite, la positivité de la négation, « saisir la signification de leur être [ aux déviants ] » afin d’en tenir compte « pour que la société puisse évoluer ». Cependant « il n’est pas question d’adapter la société aux déviants » ou d’en faire un exemple. C’est bien plutôt « la chance pour notre société bloquée d’être débloquée et de donner naissance à « autre chose » que nous sommes appelés à inventer » : la conséquence de cette interprétation de la déviance est de nous placer devant une mise en question de notre société qui implique l’invention.
Pour résumer la réalité contradictoire de la déviance : « d’une part la déviance est non seulement inévitable dans toute forme de société, mais en outre, elle est indispensable, elle est le principal facteur de vie, d’évolution de la société. D’autre part elle est difficilement supportable, elle est toujours proche de la délinquance ( qu’elle peut englober ) et toute société ne peut qu’engager le combat contre elle ».
Si cette interprétation est adoptée, il faut prendre garde aux phénomènes qui seront désignés comme déviants, car à partir de ce moment on considère qu’ils posent réellement une question à la société et qu’ils sont « une chance » d’évolution. Mais la déviance regroupe des comportements très divers, certains peuvent ne pas être réellement de la déviance et d’autres peuvent s’avérer « mortels » pour le groupe ou l’individu. Il convient donc de s’interroger sur les limites de la déviance : quelle conduite doit être considérée comme déviante et ainsi être prise en compte dans cet « autre chose que nous sommes appelés à inventer » ? Ou au contraire quelle conduite déviante serait mortelle pour le groupe ou l’individu, ce qui conduirait à la considérer comme intolérable.
La déviance peut être envisagée comme une opinion ou une conduite qui peut provoquer un changement dans le corps social ( ce qui a comme contrepartie que les conduites ou opinions qui sont acceptées ne sont pas de la déviance, ne constituent pas de remise en question fondamentale ). En effet, « Toute déviance effective pose une question aux autorités, au groupe, au corps social dans son ensemble » ( de ce fait elle paraît dangereuse ).
Mais d’un côté certaines conduites ou opinions sont parfois qualifiées de déviance alors qu’elles ne remettent rien en cause ( J. Ellul prend l’exemple de Picasso qui apparaît comme un non-conformiste alors qu’il est en parfaite conformité avec les fondements de notre société : inséré dans le circuit « Expositions-Galeries-Marchands de tableaux », il voulait gagner de l’argent et spéculait, était inscrit dans un grand parti politique et a finalement « patriotiquement » adressé son legs à la France ). A un autre niveau, par exemple, les criminels organisés ne sont pas déviants : le déviant apparaît au contraire comme « faible, le déviant n’est ni un puissant, ni un fort, ni un homme de réussite. Il est un prisonnier, un éperdu, un tragique, un faible ( n’apparaissant dangereux que par l’étrangeté et le nombre ) ». Nous avons déjà ici l’indication que dans certains cas, il est possible de tracer une limite à la déviance, selon sa signification : remise en cause réelle ou non.
D’un autre côté, certaines conduites peuvent être mortelles pour le groupe ou l’individu : « toute déviance est insupportable, mais il y a des degrés ». Par exemple certains actes de violence sont le fait de « simples « voyous », des gangsters ». La criminalité pure n’est pas de la déviance et ne pose donc pas de question à la société. Mais il y a pourtant des extrêmes de la déviance qui sont violents : ainsi certains actes terroristes, notamment politiques ( par exemple les anarchistes de la fin du XIXème siècle, ou certaines grèves, etc ) peuvent être considérés comme de la déviance et doivent donc être envisagés selon l’interprétation vue plus haut. Il ne s’agit pas d’accepter mais bien de comprendre la question qui est ainsi posée, ce qu’ils remettent en cause. Cependant ces actes extrêmes semblent intolérables. Il convient donc de s’interroger sur la possibilité de tracer une limite entre la déviance tolérable et intolérable, c’est à dire entre celle mortelle et celle qui doit être prise en compte.
Mais cela est affaire surtout d’impressions, que l’opinion publique exprimera ensuite. Cependant celle-ci semble « d’autant plus dure et intolérante que ceux qui la composent sont plus fragiles, plus craintifs d’une part, plus faussement informés, et en même temps plus incertains de ce en quoi consiste cette déviance redoutable ». Ainsi les phénomènes relevant de la déviance tolérable tendront à diminuer. La limite de la déviance tolérable revient finalement à chacun. Elle est par ailleurs nécessairement arbitraire et nous renvoie donc face à notre responsabilité. Mais il apparaît en tout cas qu’il n’y pas de déviance qui serait tolérable ou intolérable « en soi » : la limite du tolérable dépendra donc de nous, de même que la qualification d’un phénomène comme déviant ou non, de même enfin que chercher un modèle de société différent à partir de la question posée par telle déviance. Ce qui amène finalement à une recherche éthique, car « il s’agit de chercher, à chaque génération, dans un processus de développement ce qui est la déviance mortelle pour l’individu et le groupe, ce qui est au contraire la provocation à un progrès, une mutation positive, et le défi permettant à la société de s’édifier historiquement ». Il nous appartient donc de penser ce qui doit être pris en compte en tant que déviance, c’est à dire repérer le potentiel positif de telle négation. Mais ici nous sortons de l’étude sociologique pour aborder une recherche éthique, qui engage celui qui la mène.
4. La recherche éthique qu’implique le développement de la déviance
La déviance est ainsi un facteur de la « crise de civilisation » mais est en même temps un indice de cette crise. Elle permet en outre, grâce à ses aspects divers et ses remises en question fondamentales, d’analyser presque tous les aspects de cette crise ( milieu urbain, rapport à la nature, rôle du travail, rapport à l’argent, rapport à la technique, à l’État, etc. ).
En tout cas il est apparu que la répression est inutile ( quoique nécessaire parfois ) et que la prévention est insuffisante. Mais dans ce cas la question se pose de savoir comment prendre en compte la signification de la déviance ? En effet, si « elle exprime non pas une inadaptation temporaire à des « progrès » déroutants, mais si elle désigne une crise des valeurs et de l’ensemble des institutions, ce ne sont pas des bricolages qui permettront de l’éviter, pas davantage qu’un changement d’organisation économico-politique ».
A la question « quel progrès pouvons-nous tirer de telle mise en question du marginal ? », J. Ellul répond qu’il ne faut rien de moins qu’un changement de société ( selon le processus dialectique ). Ce changement passera notamment, et c’est décisif, par l’invention d’une nouvelle morale et d’un nouveau droit. Mais il ne s’agit pas d’inventer une morale « extérieure » qui devrait s’appliquer ensuite aux individus ( une morale n’en est une que si elle provient des personnes ) ni de tenter une récupération des déviants, ce qui reviendrait à annuler la question posée par eux, ni encore de légaliser tel comportement déviant.
De plus, comme la déviance est une mise en question de toutes les structures de la société, il s’agit aussi d’opérer certaines transformations institutionnelles et économiques : par exemple la réhabilitation des condamnés, la réorganisation des hôpitaux psychiatriques, la création d’une architecture différente, d’un travail différent, la modification du système économique ( inégalités par exemple ), etc. Mais cela ne peut produire d’effet que si une nouvelle morale et un nouveau droit sont inventés : sinon ces changements institutionnels ne serviront à rien. Cette nouvelle morale et ce nouveau droit sont ensuite précisés par l’auteur.
Pour la morale, il convient de noter qu’elle n’existe que produite et assumée par le corps social ( non imposée de l’extérieur ) même si des intellectuels peuvent dégager quelques grandes orientations. Elle se compose de quatre aspects principaux : l’enracinement, la place de la famille ( après sa destruction on découvre son importance ), la tolérance et le pluralisme ( mais pas à n’importe quelle condition : la tolérance n’est effective que lorsque nous sommes fortement assurés de notre lieu, milieu, identité ), enfin la responsabilité ( aussi à l’égard des autres ).
S’agissant du droit, J. Ellul part d’un constat : il n’y a plus de droit du tout aujourd’hui, du fait de la complexification des règles, de leur incompréhensibilité et de toutes les dérogations, exceptions, mesures ad hoc. En effet le droit doit se composer de principes simples, clairs, compréhensibles et peu nombreux ( ainsi il est facilement enseigné ). Les lois, dans une certaine mesure les décrets, peuvent en être, mais il faut supprimer les arrêtés, encore plus les circulaires. Dans cette optique, le rôle du juge et celui de l’administration doit être repensé. Le juge doit devenir le « véritable pédagogue populaire du droit » dans la mesure où c’est le seul point de jonction entre le corps social et les règles de droit. Pour cela il convient de lui donner une grande liberté d’appréciation et d’évaluation. Cette transformation implique par ailleurs une modification de toutes les conditions de travail des juges. L’administration, quant à elle, doit respecter certains principes : publicité des actes, suppression du corps de « droit interne à l’administration » et stricte subordination de l’administration au droit connu de tous. Cela implique donc la suppression des règles internes, des circulaires et une revalorisation des administrateurs en terme d’indépendance et de responsabilité. Une certaine confiance envers l’administration doit être restaurée. Ainsi doit être mis en place un contrôle effectif des actes administratifs, tandis que toutes les dérogations et les mesures d’exceptions doivent être supprimées. En effet le droit est normalisateur et médiateur : c’est dans les périodes de crise qu’il doit être respecté avant tout.
Ces transformations impliquent enfin que les juristes jouent un rôle essentiel : se situant à la jonction entre le corps social et les règles, c’est à eux notamment de discerner les besoins ( par exemple en étudiant la déviance pour cerner la mise en question ) afin ensuite d’effectuer des choix entre ces valeurs, besoins, exprimés par les déviants, pour qu’il puissent donner lieu à de nouvelles règles : faire correspondre le droit au réel. Pour cela le juriste doit assortir ces valeurs, besoins, de moyens juridiques : « représentant, interprète de l’équité contre agent de la normalité : tel est l’enjeu pour le juriste du drame de la déviance ». Il devient responsable « de la justice vivante qui donne à ce corps social une raison d’être ». Ces modifications correspondent à l’idée que les juges et l’administration sont « les seuls liens concrètement vécus entre les personnes et les valeurs de la société ».
Il s’agit donc de transformations qui ne sont pas si neuves, mais qui sont nécessaires à la prise en compte de la déviance dans l’invention d’un autre modèle de société. Cela peut paraître utopique mais c’est en réalité réalisable. En tout cas c’est à ces seules conditions que la société peut évoluer selon l’auteur. Sinon le phénomène de déviance s’aggravera.
5. Intérêt de l’ouvrage
L’intérêt de cette analyse peut s’observer sous divers aspects. Le concept lui-même, notamment son caractère extensif, et sa signification. La place de celui-ci dans la société en général : les liens déviance, société, individu et le rapport entre la déviance et les caractères généraux de la société contemporaine. Par ailleurs la recherche éthique que suscite l’interprétation du phénomène présente un intérêt certain et met en avant la responsabilité de chacun. Enfin cette étude ouvre plusieurs perspectives de recherche et peut être utile pour penser l’actualité.
Le terme de déviance permet d’étudier conjointement un nombre important de phénomènes : violence, délinquance, inadaptation, marginalisation, exclusion. Son caractère extensif est alors pertinent pour envisager une quantité de phénomènes sociaux et ainsi saisir leur unité malgré leurs différences. En effet si la déviance se produit toujours par rapport à une norme et que leur nombre est considérable, alors il est nécessaire de disposer d’un terme qui permet d’analyser les comportements ou opinions qui se situent « à côté ». Cela permet en outre d’insister sur le caractère mouvant de la déviance : s’écarter du chemin, de la voie, selon l’étymologie, peut s’effectuer de diverses manières. S’il n’y a qu’un chemin ( avec de nombreuses normes ), il y a en revanche d’innombrables façons d’en sortir. C’est pourquoi la déviance ne peut enfin être définie précisément par son contenu, car les voies prises dépendent en partie de chacun.
En effet, un autre intérêt de l’analyse est d’insister sur le lien individu/société : il ne s’agit pas d’envisager l’un ou l’autre mais bien de comprendre que les deux vont toujours de pair. Il convient donc de considérer à la fois chaque individu et ainsi prendre en compte des conduites ou opinions très variées, histoires personnelles, expériences, mais en même temps les structures sociales qui participent à la production de la déviance. Il est dès lors nécessaire, pour comprendre la déviance, de faire une analyse de la société contemporaine. Si celle-ci est inexacte ou trop superficielle, le phénomène sera mal compris et perdrait sa signification. En effet un intérêt supplémentaire de ce terme réside dans celle donnée par l’auteur. Envisager la société comme le produit de processus contradictoires permet de la comprendre dans son évolution et saisir le rôle des différents phénomènes, leur relation. Partant de là, la déviance étant considérée comme la négation ( positive ) de la négation de l’homme que représente le système technicien, la notion est pertinente pour mesurer l’impact des structures sociales sur les groupes sociaux et pour déterminer les changements nécessaires à effectuer pour tenir compte de cette « positivité du négatif ».
Cela nous conduit à l’aspect éthique de la recherche.
Il s’agit d’abord de noter que J. Ellul ne propose pas souvent de changements à effectuer, et que lorsqu’il le fait, ce sont des modifications globales mais assez précises, nécessaires et possibles, mais difficiles à effectuer. De plus, pour prendre conscience de l’ampleur de la tâche, il serait pertinent de lire cette recherche éthique en lien avec ce que l’auteur a déjà pu écrire en terme de « propositions ». Ainsi peuvent être mentionnées à ce titre, certaines parties d’ouvrages : par exemple le dernier chapitre « La révolution nécessaire » de l’ouvrage Autopsie de la révolution, le dernier chapitre « Vers la fin du prolétariat » de Changer de révolution, l’inéluctable prolétariat ou encore les développements sur le rôle des conflits dans la démocratie dans L’illusion politique.
Par ailleurs il faut préciser aussi que pour J. Ellul, croire en une « solution » [16] aux problèmes soulevés par notre monde est dangereux. En effet la solution est totalitaire et fallacieuse. Lorsqu’elle est présentée c’est souvent sous la forme d’une utopie, qui nie la liberté, puisque tout est organisé, chaque chose a sa place : il n’y a plus de contradictions, c’est la stagnation.
Quoi qu’il en soit, la recherche éthique proposée dans cet ouvrage est intéressante à plusieurs titres. Elle signifie que face à l’ampleur du phénomène de la déviance, les mesures partielles, ou les modes d’action habituels, sont inefficaces : ne remettent pas en cause fondamentalement les structures sociales ( alors que la déviance est justement une remise en cause fondamentale ) ou passent à côté et ne font qu’aggraver le problème ( la répression ). La prévention spécialisée est mise à part par l’auteur : il ne s’agit pas d’une récupération mais d’une tentative de rendre autonomes le public visé. Cependant celle-ci apparaît insuffisante. Il convient en effet selon l’auteur d’apporter un ensemble important de modifications afin d’engager notre action dans ce processus dialectique. La « synthèse » de la contradiction est à construire. C’est ici qu’intervient la responsabilité de tous. En effet, il y a d’un côté des mesures générales à accomplir, qui nécessitent une action institutionnelle, mais aussi une attitude à avoir, accessible à tous, dans la prise en compte de la déviance. Cet autre chose à inventer ne peut être le fait que des individus, en cela nous sommes placés devant notre responsabilité. Cette invention ne peut venir que de chacun et de tous, par exemple la morale, qui n’existe que « produite » et « assumée » par le corps social.
Les perspectives de recherche que l’ouvrage peut susciter sont multiples. Il peut s’agir par exemple d’une analyse des faits : les faits établis par l’auteur ont-ils conservé leur actualité ? La relation entre les facteurs de production de la déviance et les phénomènes de déviance a-t-elle évolué ? Quels facteurs ont pu voir le jour ? Comment se manifeste la déviance aujourd’hui ? La société est-elle devenue plus tolérante ? De nouvelles catégories de déviants sont-elles apparues ?
Toujours dans la situation de fait, certains éléments n’étaient pas présents, ou peu, lors de l’analyse de J. Ellul. Notamment l’informatique. L’utilisation de cette technique a-t-elle modifié les pratiques institutionnelles ? Ou les phénomènes de déviance ? A-t-elle eu un impact dans le sens d’une répression ? A-t-elle des liens avec le développement de la violence ? Etc.
Concernant l’action sur la déviance : comment les trois types d’action ( répression, prévention, exclusion ) ont-ils évolués ? Dans quelle voie notre société s’est-elle orientée ? Comment la prévention spécialisée a-t-elle poursuivi ses objectifs ? De nouvelles actions ont-elle été entreprises ?
Sur la signification de la déviance, il est possible de se demander dans quelle mesure le processus dialectique mis en évidence est-il pertinent ? Si oui, comment les éléments contradictoires ont-ils évolués ? Comment la déviance est-elle interprétée dans les sciences sociales ? Quels sont les liens entre les études de sociologie sur la déviance et les actions menées par l’État ?
S’agissant du discours : le développement d’un discours sur la différence, notamment concernant la société « pluriculturelle » a été repéré, comment celui-ci a-t-il évolué ? Quels sont ses effets ? ( J. Ellul notait qu’il avait peu d’effet et ne correspondait pas à l’opinion moyenne ), A quoi correspond ce type de discours ?
Il ne s’agit que d’exemples, mais ils montrent que les perspectives sont nombreuses et à développer.
Ces questions relatives au discours sur le droit à la différence permettent d’aborder l’actualité de l’ouvrage. En effet, il semble que ce discours se soit développé, autour du thème de l’Islam et de la laïcité par exemple, avec à la fois des manifestations, des procès spectaculaires, des débats, des ouvrages publiés, etc. L’islam représentait pour l’auteur une déviance dans la mesure où il était minoritaire et ne correspondait pas aux normes en général. Qu’en est-il aujourd’hui ? Quel rôle l’État, les médias, l’Université et l’opinion publique jouent-ils dans le développement de ce discours ? L’opinion publique s’est-elle modifiée ?
Dans le domaine de la délinquance par exemple, il semble que ce phénomène est toujours important. L’ouvrage peut permettre de traiter cette question d’actualité : étude du milieu de vie dans lequel se produit la délinquance, rapport entre l’administration, la justice et la délinquance, analyse de l’action de prévention spécialisée, rôle du progrès technique ( puissance des moyens accrue ), des institutions éducatives, etc.
Concernant les propositions et la recherche éthique de J. Ellul, il est aussi possible de se demander dans quelle mesure celles-ci sont d’actualité ? Si elles sont réalisables, souhaitables et acceptables ?
En tout cas comme il s’agit d’une vue d’ensemble selon une perspective sociologique, qui s’inscrit dans une œuvre globale analysant la plupart des phénomènes sociaux actuels, il semble que de nombreux thèmes d’actualité peuvent être pensés à l’aide des analyses et réflexions de l’auteur.
Enfin, il serait possible, à partir des apports de cet ouvrage, de réfléchir au projet Boomerang. En effet, c’est un projet qui entend agir sur le phénomène de la déviance ( prévention ) mais qui ne concerne pas que « les déviants » : ouvert à tous et centré sur les échanges non-marchands et la convivialité, il s’agit peut être d’une invention qui prend en compte la mise en question que la déviance pose. En effet ce type de projet semble une réponse possible à certains phénomènes, car il tient compte du milieu dans lequel se développe la déviance, des potentiels facteurs de déviance, des personnes prises individuellement, du poids du système économique marchand, du rôle de la relation humaine vraie ( convivialité ), etc. J’entends par là qu’il ne s’agit ni d’une récupération, ni d’une annulation, ni encore d’une légitimation ou d’une exclusion de la déviance mais bien de la prise en compte de ce phénomène dans une action nouvelle, qui remet en question les structures sociales, en quelque sorte un produit du processus dialectique traité dans l’ouvrage de J. Ellul.
Il s’agira donc de développer ces réflexions ultérieurement, car ce projet semble mettre en relation les thèmes principaux de l’ouvrage et s’inscrire dans « cet autre chose » que nous sommes appelés à inventer.
Charles Péchon
[1] Ainsi la technique, l’économie, la science, la révolution, l’art, la religion, la politique, etc. feront l’objet de leurs analyses.
[2] C’est à dire la recherche du moyen immédiatement le plus efficace, cf La technique ou l’enjeu du siècle.
[3] Les études de J. Ellul montrent néanmoins que les nécessités techniques ont tendance à effacer les autres, ce qui ne va pas sans heurts, car des contradictions existent.
[4] J. Ellul, « L’exclusion sociale », Sud-Ouest, 02/04/1981 dans « Penser globalement, agir localement, chroniques journalistiques », Éditions des régionalismes, 2007/2009
[5] Ellul, J. Déviance et déviants dans notre société intolérante, Éditions Érès, 2013 [1992
[6] La notion se précisera néanmoins au fil de l’ouvrage, des limites seront avancées plus loin.
[7] L’Islam est clairement déviant pour l’auteur tant qu’il reste minoritaire, dans la mesure ou beaucoup de ses normes ne correspondent pas à celles globalement admises et respectées ( par exemple au niveau alimentaire, vestimentaire, de la laïcité, morale différente, etc. )
[8] La déviance apparaît à certaines périodes historiques ( lorsqu’une société se « défait » ), tandis qu’à d’autres elle ne semble pas présente ou est très minime. Celle-ci a donc existé dans des sociétés passées, mais pas systématiquement, et jamais en tant que phénomène global susceptible de faire l’objet d’une analyse sociologique. En effet cela ne posait pas « problème », ni au niveau de la conscience, ni à celui de la responsabilité. Le non-conforme était à la limite exclu ou mis à mort, et cela se présentait comme une évidence. Il n’y avait pas de prise de conscience d’un phénomène global ni une recherche des causes.
[9] Jacques Chevallier cité par J. Ellul : « Par l’intérêt général, l’État réalise la synthèse harmonieuse des intérêts particuliers, des volontés individuelles, supérieure aux groupes et aux classes. Il ramène la société divisée et irrationnelle à l’unité. C’est le principe d’ordre, de rationalité, de totalisation de la société. L’institution étatique permet de retrouver l’unité perdue et le grand UN devient objet d’amour. »
[10] Cependant cela ne se réalise pas : « expérimentalement elle a échoué » : la société dans laquelle se développe cette idéologie produit aussi de la déviance, c’est ce qui sera vu dans la sous partie suivante.
[11] Il convient de préciser que pour l’auteur, c’est la situation de fait, « par la force des choses », qui génère de l’intolérance, en non pas une volonté claire qui voudrait rendre conforme. Ainsi toutes les actions entreprises afin de ramener le corps social à l’unité ( c’est à dire supprimer la déviance ) se font en toute bonne conscience.
[12] « Toute la société repose sur le développement indéfini du travail et de l’organisation en vue de la production ».
[13] Vauchelin, A. 1979. « L’action éducative spécialisée et le contrôle social », dans Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, Paris, Puf.
[14] Ce discours s’est cependant fortement développé depuis les années 1980, les limites ont peut être tendance à s’effacer. Mais en pratique la conformisation est toujours plus poussée.
[15] Cependant, pour l’auteur, le « mouvement de la prévention spécialisée » est hostile à ce dessein.
[16] Cela est aussi remarqué, par exemple, chez Bertrand De Jouvenel : « Parce que le mythe de la solution obscurcit notre compréhension de la Politique, et que peut la faciliter, au contraire, la reconnaissance que l’on ne parvient en ces matières qu’à des règlements, précaires par essence », De la Politique pure, Calmann-Lévy, 1977, p.294