I. Points sur le contexte
Cette réunion de recherche a pris place à la suite d’une réunion d’équipe de l’APSAJ au 156 rue d’Aubervilliers durant laquelle le projet de l’espace de gratuité mobile a été présenté pendant un peu plus d’une demi-heure. Elle a duré environ trois heures, de 16h à 19h30, à la même adresse, et s’est déroulée en partie en présentiel (jusqu’à neuf participants) et en visio-conférence (jusqu’à sept participants). Certains participants ont rejoint la réunion en cours de route.
La demande de participation des étudiants en formation du DEIS à la réunion s’est faite la veille. Point à noter : deux représentantes seulement du genre féminin en présentiel mais aucun représentant du genre masculin en virtuel.
Pour la partie présentielle, nous étions installé.e.s en U, et la communication avec le salon virtuel dans lequel les étudiantes du DEIS étaient présentes s’est faite avec un ordinateur portable déposé sur une table au centre de la pièce. Ce qui n’était pas très pratique, car nous avions tendance à nous tourner vers l’écran et à moins communiquer en face à face. Autre point, la connexion a connu une interruption et la réunion s’est alors dédoublée en continuant pendant un bref laps de temps hors-présentiel. Le compte-rendu restitué ici est pris du « point de vue » de la partie présentielle.
Après un tour de table assez rapide, presque tout le monde a eu l’occasion de s’exprimer, même si les temps de parole de chacun.e ont été inégaux. C’est peut-être un point à corriger, en tenant compte du fait que chacun.e a des rythmes de parole différents et ne souhaite pas nécessairement communiquer. De plus, nous étions beaucoup à la réunion et cela a pu influencer sur les disponibilités en terme de temps de parole.
La réunion était assez hétéroclite du point de vue des thèmes abordés. Faut-il y voir l’indice d’un changement de cycle dans le déroulement de la recherche-action qui entre désormais dans une nouvelle phase ? La composition de l’équipe d’acteur.rice.s-chercheur.se.s évolue, et par conséquent, les nouveaux entrants apportent, grâce à leur participation, d’autres problématiques, d’autres points de vue qui viennent réinterroger les principes, les bases, sur lesquels la recherche-action s’appuyait jusqu’à présent. C’est peut-être aussi le signe d’une confrontation au réel qui se renforce.
II. Thèmes abordés lors de la réunion
Quatre thèmes, au moins, ont été abordés lors de la réunion.
1) La recherche citoyenne ou participative
Le premier, abordé à deux reprises, est celui de la recherche citoyenne ou participative.
A. Le carnet de recherche
Le carnet de recherche http://edgmobile.hypotheses.org qui a été présenté devrait constituer un outil ouvert de coordination et de diffusion de la recherche-action, ainsi que de mise en réseau potentielle avec d’autres groupes de recherche. Le principe est d’ouvrir au maximum ce carnet de recherche pour qu’il soit accessible à tou.te.s les acteur.rice.s-chercheur.se.s et étendu à des formes d’expression plurielles.
B. La question de l’empowerment
La problématique de la participation des habitants à la recherche-action qui a été soulevée rappelle celle de l’empowerment : faire en sorte que « la demande parte du terrain » et que les habitant.e.s se saisissent de leur environnement pour le transformer et le comprendre par eux.elles-mêmes ; et, ce qui rejoint alors la démarche du développement endogène : leur fournir les outils pratiques et conceptuels leur permettant de se « revaloriser » et d’ouvrir leur champ des possibles.
La démarche promue par la science citoyenne, consistant à ouvrir les outils de recherche à tout un chacun, semble parfaitement appropriée dans cette optique.
2) La « pensée bloquante »
Ce thème a été abordé à deux niveaux.
A. La représentation de la faisabilité de la recherche-action
« Dans la vie, il suffit de dire qu’une chose est impossible pour qu’elle le devienne ».
André Brahic, De feu et de glace : planètes ardentes, Odile Jacob, 2010, p. 39.
Au cours de la réunion, une certaine confusion s’est installée entre les représentations sur la faisabilité, et la faisabilité proprement dite du projet. En effet, la question qui se pose, de façon très générale, est :
« en quoi les représentations sur la faisabilité d’une action déterminent sa faisabilité, et par là-même, la probabilité qu’elle se réalise » ?
Cette question pose implicitement la question de la frontière entre ce qui est représenté comme possible et comme impossible.
Deux points peuvent alors être soulignés.
- De la « localisation » de cette « frontière mentale » dépend : 1) la réalisation ou non de l’action, 2), la forme de l’action, puisque, bien souvent1, ne seront mobilisés et n’entreront dans le champ attentionnel que les éléments supposés être dans « l’espace des possibles ». En d’autres termes, cette frontière fixe l’horizon, le sens et la forme de l’action. Elle est à la fois un moteur et un transformateur de l’action.
- Il est raisonnable de supposer que cette frontière entre en correspondance, en résonance, avec d’autres frontières, comme les frontières territoriales et les frontières entre le visible et l’invisible. De façon très générale, quelle convergence existe-t-il entre ces différentes frontières ? Et comment penser cette correspondance ?
Toute la difficulté pour répondre à ces questionnements tient au fait que les frontières sont rarement perceptibles de prime abord. On dispose toutefois d’un outil d’observation pour les mettre en évidence : ces frontières se manifestent, se révèlent, à travers des questions posées par les acteurs dont il convient alors de déterminer l’objet et le contexte sociologique.
Sur quoi porte la question ? Qui la pose ? Qui la reçoit ? Comment ?
Dans le cas présent, la gratuité est particulièrement pertinente car elle interroge, elle questionne, et dévoile par là même les représentations des acteur.rice.s sur sa faisabilité. Produisant de facto une menace de rupture avec les normes et potentiellement avec des intérêts, elle interroge chacun.e sur la démarcation entre le possible, associé à ce qui est, ce qui se fait, ou du moins sa représentation ontologique du social, et l’impossible, associé à ce qui n’est pas, ce qui ne pourrait pas se faire (idem). L’observation montre en effet que lorsqu’une personne néophyte se retrouve face à un espace de gratuité, elle demande très fréquemment, « pourquoi c’est gratuit ? ». Sous-entendant généralement, « qu’aujourd’hui, il n’y a rien de gratuit ». Il est également très courant qu’elle interpelle la personne qu’elle suppose gérante de l’espace de gratuité : « mais si c’est gratuit, comment faites-vous pour vivre ? ». Questions qui, on en conviendra aisément, sont lourdes de représentations d’arrière-plan, d’allant de soi au sens que confère Alfred Schütz à ce concept.
Ce sont donc ces questionnements qu’il convient d’interroger. Autrement dit, il s’agit de questionner la question.
Mais, en quoi cette démarche peut-elle prétendre nous renseigner sur les frontières ? C’est que, de façon très générale, la question révèle une absence, un manque, soit donc, une frontière.
En somme, il s’agit indirectement de « questionner l’absence », c’est à dire :
- « L’absence de sens ». Pourquoi la gratuité peut parfois sembler incongrue, dénuée de finalités ? Dans le cas présent, pourquoi ne fait-elle pas spontanément sens, tant dans le cadre du travail de la prévention spécialisée sur la violence, que dans le cadre d’une « démarche citoyenne » visant à enrôler directement les habitants ?
- « L’absence d’engagement ». Pourquoi peut-on observer, par moment, une absence d’engagement, de participation dans des dispositifs qui fonctionnent sur la base d’échanges non-marchands ? Absence qui se manifeste parfois par la question : « pourquoi participerais-je si je ne suis pas rémunéré, si je n’en tire aucun intérêt ? ». Cette question va-t-elle de soi ? Que cache-t-elle ?
- « L’absence de continuité ». Partons du postulat – qui est amplement vérifié – que les échanges marchands créent une forme de dépendance. La gratuité rompt-elle avec cette dépendance ? Cela explique-t-il, comme dans les projets de la culture libre fondés sur le bénévolat, des défaillances en terme de continuité dans les projets fondé sur cette modalité d’acquisition et d’échange ?
- « L’absence d’obligation ». Les échanges non-marchands se caractérisent par l’absence d’obligation d’entrée et de retour définitif dans l’échange. Pourquoi cette absence questionne ? Pourrait-elle susciter une réflexion chez les jeunes sur la possibilité de l’absence d’obligation de retour dans les phénomènes de violence ? Soit donc les engager, au moins symboliquement, dans le processus de la non-violence, du « sans-retour » ?
- « L’absence de la sphère publique ». Pourquoi la gratuité, le don, semblent ainsi absents de l’espace public ? Cette représentation est-elle fondée ? Que doit-on comprendre lorsqu’on on entend : « il n’y a rien de gratuit ». Et si nous opérions un renversement de la question en interrogeant non pas la gratuité, mais l’absence de gratuité, voire le sentiment d’absence de gratuité ! Pourquoi n’y en a-t-il pas d’avantage ? Et pourquoi le croit-on ?
- « L’absence de la sphère visible ». Pourquoi les échanges non-marchands sont-ils parfois cachés, cantonnés à la sphère domestique ? Si « l’obligation de retour » dans un échange non-marchand n’est pas toujours visible, est-elle pour autant réellement absente ?
A travers cette démarche interrogative, il s’agit de cartographier l’espace du « non-visible », « l’espace de l’absence », « l’espace de ce qui n’est pas présent », le « territoire du vide » ; mais aussi de cartographier l’espace des possibles et des échanges, en observant les « frontières invisibles ». Que nous apprend cette absence, ce partage, souvent invisible, de l’espace ? L’idée serait d’utiliser l’espace de gratuité mobile comme révélateur des échanges non-visibles et des potentialités d’échange non-exploitées. Allons plus loin dans la réflexion : en révélant des échanges latents, qui n’apparaissent pas dans les représentations conscientes, la circulation symbolique des objets ou d’un contenant d’un territoire à un autre peut-elle agir comme le révélateur d’une forme « d’inconscient collectif » ? (cf. le document à venir « Pistes de recherche début janvier 2020 »).
Cette démarche observationnelle socio-économique pourrait s’appuyer sur une déambulation collective dans les rues avec l’aide d’outils de cartographie et d’observation. Mais elle peut également reposer sur d’autres outils sociologiques : entretiens, statistiques, etc. Il serait notamment intéressant de conduire des groupes de réflexion, de parole et d’observation autour de l’espace de gratuité mobile, pour, d’un point de vue méthodologique, d’une part, interroger, catégoriser et recenser les questionnements, et d’autre part, inverser les questions, dans le cadre par exemple d’entretiens semi-directifs. A titre d’exemple, on pourrait demander aux interviewés : « pourquoi achetez-vous ? ».
B. Les freins institutionnels
Un des phénomène les plus remarquables, mis en évidence par l’école de Palo Alto, est que bon nombre d’actions, qu’elle soient réalisées consciemment ou non, contiennent potentiellement des paradoxes. C’est le cas par exemple quand on cherche simultanément à obtenir un résultat et à l’en empêcher. Comment de tels paradoxes, de telles acrasies, peuvent-ils émerger et enfermer durablement des acteur.rice.s dans des doubles contraintes et des situations d’enfermement ?
Comme l’a très bien montré G. E. M. Anscombe, on peut d’abord l’expliquer par la complexité inhérente de toute action finalisée. Une description trop simpliste de l’action (une cause, une action) masque le fait qu’un acte quelconque n’a pas qu’un seul but, qu’une seule conséquence, qu’une seule cause. Il n’est de plus pas rare que cette complexité croisse de façon significative dans certaines actions collectives. Elles sont alors portées par des groupes et des forces contradictoires qui finissent par les conduire à l’encontre de certains buts initialement poursuivis. C’est ce que théorise notamment Ivan Illich avec son concept de seuil de contre-productivité. C’est également ce que Tahar Bouhouia rapporte à travers son idée de contradiction des organisations émancipatrices. En étendant le concept de névrose au champ social, une approche psycho-sociologique comme celle d’Eugène Enriquez, permet elle aussi, sous un tout autre angle, de révéler des comportements collectifs paradoxaux, où un groupe tend à « désirer quelque chose » mais, traversé par des désirs et des phénomènes inconscients, met tout en œuvre pour ne pas l’obtenir !
Dans la présente étude, il serait pertinent de faire en sorte que la recherche-action, à ses différentes étapes, puisse révéler certaines de ces situations paradoxales. On pourrait ainsi poser la question suivante :
« Comment et pourquoi, dans un cadre institutionnel, l’action peut-elle parfois être empêchée par celles et ceux qui sont censés la faciliter ? »
A nouveau, pour tenter d’y répondre, on pourrait essayer de questionner et d’analyser différents items qui apparaissent dans les représentations des acteurs-clés, ceci afin de mieux comprendre où ils positionnent et comment ils projettent la frontière entre le possible et l’impossible. Par exemple, comment se représentent-ils les capacités des jeunes à donner, à participer ? Et comment se représentent-ils les représentations des jeunes sur le don ? Trouvera-t-on un lien entre ces représentations et des habitus liés à la classe sociale d’appartenance des jeunes ? Quels rôles ces représentations peuvent-elles jouer dans la construction collective de l’action ?
3) Inscription socio-historique des phénomènes de violence collective
Trois éléments de discours reviennent de façon récurrente dans les réunions et lorsque les acteur.rice.s de terrain s’expriment. Ils s’articulent entre eux au point de former une grille d’interprétation cohérente et largement partagée du phénomène des violences de groupe.
- On suppose la présence d’une histoire et d’une héritabilité des violences, mais aussi, des « mécanismes » de régulation de ces violence. La transmission et la reproduction de représentations sur les rixes et sur la violence (frontières par exemple) paraît donc être un des éléments clés du problème en même temps qu’elle semble pouvoir receler les solutions. En effet, les « anciens jeunes » jouent un rôle de régulateur et tentent d’apaiser les tensions.
- Mais on admet que la dimension communicationnelle entre les générations est aujourd’hui rompue par l’irruption du numérique et des réseaux sociaux rendant parfois ces tentatives de régulation inopérantes dans les faits.
- De plus, il semble qu’elle renforce une segmentation déjà pesante de l’espace réel, et un relâchement des liens intergénérationnels : les enfants sont livrés à eux-mêmes et dans certains cas, les pères ont tendance à être absents.
La dimension symbolique et fédératrice de l’espace de gratuité mobile pourrait alors être un des éléments clés permettant de rompre avec ces processus. Ce point a été abordé notamment par Michel Castan lorsqu’il a parlé de triangle vertueux : l’espace de gratuité fédérerait, dans des moments conviviaux, à la fois les associations, les parents et les jeunes, dont les liens sont aujourd’hui largement distendus, autour d’une circulation symbolique des objets et aussi d’actions collectives spontanées. L’espace de gratuité mobile, d’une certaine manière, bénéficierait alors d’une forme de neutralité, comme les caravanes marchandes d’antan.
4) Faisabilité de la recherche-action et coordination des acteur.rice.s-chercheur.se.s.
Il a été question, dans la présente réunion, de problèmes liés à la coordination des acteurs-chercheurs et à l’état d’avancement de la recherche-action.
Parmi les questions évoquées :
- Comment les étudiant.e.s pourront-il.elle.s participer à la recherche-action, malgré les mesures sanitaires ?
- Nous avons convenu, dans une réunion qui s’est déroulée le lendemain avec elles, que la participation, les entretiens, pouvaient d’ores et déjà être réalisés à distance.
- Est-il pertinent de participer, tant que l’espace de gratuité mobile n’est pas installé ?
- Idem. Lors de la réunion qui s’est déroulée le lendemain, nous avons insisté sur le fait que la recherche-action ne se limite pas à l’implantation physique du dispositif. La phase préparatoire en tant que telle, et ses effets sur les personnes impliquées ou non, peuvent également faire l’objet d’une observation.
- Où en est-on de l’avancement concret du projet ? Quand sera installé l’espace de gratuité mobile ?
- Un planning est désormais en ligne. https://annuel2.framapad.org/p/planning-edg-mobile-9kse
- N’y a-t-il pas un risque que la mise en œuvre de l’espace de gratuité mobile phagocyte le projet Lignes de crête et impose des délais de réalisation incompatibles avec les conditions requises pour un développement endogène (question soulevée par Tahar) ?
- Cette question pourrait trouver un élément de réponse dans la rédaction d’une charte pour le projet Lignes de crête.
- Comment se coordonner entre acteurs-chercheurs ? Quels outils pour communiquer ? Comment prendre les décisions ? Qui peut participer aux différentes actions et comment ?
- Ces questions doivent continuer à être débattues progressivement en réunion.
Si nombre de ces questions sont en passe de trouver une réponse, elles restent encore à approfondir. élément de