La dimension psychosociale de l’espace revêt un caractère particulier en fonction de la manière dont l’environnement humain est construit, vécu et symbolisé. Autrement dit, les lieux dans lesquels nous vivons et travaillons façonnent nos manières d’être et notre comportement. Notamment, parce que nous nous constituons nous-mêmes dans les relations que nous entretenons avec eux. La création des environnements sociaux peut, dans ce sens, être comprise comme un prolongement et un reflet de l’image qu’une société se fait d’elle-même.
Le style de vie lié aux concentrations urbaines exerce une influence particulière sur le comportement humain. Dès lors, la situation associée à ce que le langage courant appelle « la crise des migrants », nous amène à nous poser la question suivante :
En quoi la présence de la population dite « les migrants », qui s’ajoute à la micro-spatialisation de la précarité sur le secteur de l’APSAJ, modifie-t-elle la dynamique du quartier ?
En effet, comme il est dit dans un article paru le 4 novembre 2016, dans le journal Libération :
« En près de dix-huit mois, le visage de ce secteur proche de la gare du Nord a été profondément modifié. Tous les jours, on y croise des exilés du monde entier, tentant de survivre sur un bout de trottoir. A Stalingrad, sur le terre-plein central de l’avenue de Flandres, la situation est critique. Ils sont plusieurs milliers, originaires du Soudan, d’Afghanistan, d’Érythrée, à s’abriter là, dans une nuée de tentes multicolores, parfois aussi sous une simple bâche et sur un bout de carton. Il y a urgence : l’hiver approche et les cris d’alerte des riverains, excédés par ce bidonville à ciel ouvert, se font de plus en plus pressants ».
Ce même article rapporte que pour la trentième fois en dix-huit mois :
« À six heures ce vendredi matin, les autorités ont démarré l’évacuation du campement de migrants de Stalingrad, dans le nord-est de Paris. Entre 3 000 et 3 500 personnes pourraient bénéficier de cette opération de « mise à l’abri », selon la terminologie officielle, le chiffre le plus élevé depuis la première évacuation de ce type, en juin 2015, aux abords du métro La Chapelle ».
Or, en ce début de l’année 2018, cette opération de « mise à l’abri » montre encore ses limites. Notamment parce qu’elle laisse sans solution ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sans maison, sans lieu où asseoir leur existence. Ils sont toujours à la recherche d’une « topophilie [1] ». C’est-à-dire un espace à aimer, un espace qui rend heureux. Or, dans cette quête sans horizon, l’espace semble se figer et se fermer comme un piège. Les lieux, qu’ils investissent massivement avant que la police ne les chasse, deviennent pour ces hommes et ces femmes une matrice dans laquelle dominent l’errance et le risque grandissant de clochardisation. Ainsi, comme il est écrit dans le journal Le Monde du 10 juillet 2017 :
« Depuis plus d’un mois, la gale et les poux ont trouvé dans le campement un terrain de jeu sans égal : plusieurs centaines de personnes ont été touchées par les parasites depuis le début de juin ». En effet « depuis plusieurs semaines », ils sont « toujours plus nombreux à venir s’échouer au pied de cette porte de la Chapelle, qui a depuis bien longtemps perdu sa fonction de passage. A son seuil, sous le nœud de béton du périphérique, s’étendait une marée de tentes et de matelas installés à même le sol, dans des conditions rendues encore plus difficiles par les chaleurs du début d’été – le site disposant seulement de trois points d’eau et de sept latrines. Dans le moindre recoin, entre les corps amorphes et maltraités par le soleil et le bitume brûlant, les odeurs prenaient à la gorge. « J’ai tellement transpiré que je ne sais plus ce qui est ma peau ou mon T-shirt », raconte Aldein, un Soudanais de 26 ans, passé sous les ciseaux la veille pour « couper tout, très court ». Il en a encore des trous dans la tête » [2].
Cette réalité configure autrement la situation du secteur, dans la mesure où elle transforme de manière tangible les caractéristiques de l’environnement (psychosocial). L’organisation urbaine, sur ce territoire, comporte une importante différenciation fonctionnelle de l’espace. Jardins, trottoirs, terre-pleins, pas-de-porte d’immeubles, halls, esplanades, parkings, autant d’espaces dont l’usage est transformé par ces milliers d’hommes et de femmes3, en refuge de fortune. Cette détresse est vécue par les habitants, jeunes et adultes ; elle polarise et préoccupe l’esprit du voisinage proche et lointain. Elle constitue un motif de tension, qui alourdit le climat de ce secteur des 18e et 19e arrondissements de Paris, où la stigmatisation et les facteurs de marginalités sont endémiques. Cet état de fait accentue le sentiment de stagnation, qui coïncide avec la réalité des « jeunes en panne de socialisation », bloqués dans le périmètre de leur espace de résidence, en l’occurrence le bas de leur immeuble respectif.
Les éducateurs de rue n’entrent pas en relation avec les nombreux migrants, souvent mineurs isolés, car ils n’ont pas « le droit d’agir » en direction de ces publics érythréens, soudanais, tchadiens, libyens, tibétains… Comme nous l’avons souligné plus haut, les campements précaires et provisoires se succèdent et se déplacent au gré de l’action menée par la préfecture de police ; à proximité de l’esplanade Nathalie Sarraute, puis du jardin d’Éole, puis sous le métro aérien, autour de la place Stalingrad, avenue de Flandre. Cette situation catastrophique pour les nombreuses familles prises aux pièges de la rue, se déroule sous le regard de familles issues elles-mêmes de l’immigration. Notons que parmi ces enfants issus de l’immigration, la plupart cherche encore le chemin de l’intégration. Sans se confondre avec les « mineurs isolés », cette jeunesse vit elle aussi la cité comme un lieu palliatif au pays inexistant.
En juin 2016, dans le cadre de l’opération intitulée « 1000 migrants, 1000 dessins », des dessins ont été réalisés et signés par des enfants du quartier. Ces dessins portant sur la thématique des camps et les réfugiés qui campaient devant l’école primaire de la rue d’Aubervilliers, sont restés affichés contre les grillages qui prolongent « le grand parquet », jusqu’à ce que la pluie les efface. Le contenu de ces dessins traduit la sensibilité et la conscience aiguë que ces très jeunes dessinateurs ont de la situation de ces réfugiés.
Ainsi, cette nouvelle configuration humaine forme le cadre social dans lequel vivent les familles et les jeunes dont nous nous occupons. A ce titre, le contexte et les nouvelles caractéristiques du lieu, dans lequel nous intervenons, nous interpellent en tant qu’éducateur de rue. Ces nouvelles caractéristiques humaines ne doivent-elles pas être intégrées dans notre appréhension du secteur, mais aussi dans nos modes de pensée et d’action d’éducateur de rue ?
Notons que la dimension allogène [3] introduite par ces hommes et ces femmes, fait l’objet d’un enracinement dans l’espace géographique du quartier. Ils forment, à côté des personnes « socialement disqualifiées », qui résident dans un cadre de vie similaire, une nouvelle frange de personnes exclues du « jeu social ». Autrement dit, cette nouvelle population, dite « migrants », se situe à la marge des personnes déjà constituées en catégorie par l’action publique.
Une des tendances significatives de notre secteur d’intervention est le morcellement de l’espace et sa mise sous clôture. La présence de cette nouvelle population d’ « indésirables », dans l’espace public de notre secteur, a pour effet d’accélérer et de multiplier les dispositifs de contrôle et de quadrillage.
Sur la place Stalingrad, des plots de ciment supportant des panneaux grillagés, ferment tout le niveau surplombant le parvis de la Rotonde. Le stationnement habituel des badauds est empêché par cette installation, qui s’ajoute à celles édifiées au lendemain de l’évacuation du 4 novembre 2016, notamment tout le long du métro aérien, entre la place Colonel Fabien et le métro La Chapelle. Ainsi, si l’on observe notre secteur, les espaces condamnés sont nombreux. Leur matérialité évoque de manière visible le refus et l’enfermement. Notre monde visuel est saturé de barrières et de grillages.
Or, si elle dessine de nouvelles fractures dans le quartier, cette « crise des migrants », qui est surtout une crise des territoires parcourus, s’inscrit avant tout dans un monde qui est globalisé. Elle touche à l’identité des nations, elle interroge le voisinage et l’invite à revisiter la question : qu’est-ce qu’être citoyen français, ici et maintenant ? Comment faire pour que ces différents mondes qui s’entrechoquent puissent cohabiter dignement ?
La question mobilise de nouvelles énergies autour de ces « indésirables » sur notre secteur. Cette énergie citoyenne, qui ne fait que croître, est congruente avec l’attitude citoyenne du militant Cédric Herrou, dans la vallée de la Roya [4].
Ces énergies revitalisent l’engagement militant. Elles donnent une vigueur nouvelle à certains collectifs et associations du quartier. Et bien plus, elles débouchent sur une intensification des relations sociales locales. La vie sociale semble plus forte.
Cette revitalisation du tissu social par la citoyenneté ordinaire, contrebalance la logique qui nous porte sur ce secteur du côté de la séparation plutôt que de la relation. Comme nous l’avons dit plus haut, un certain nombre d’habitants ont entrepris de faire de cet espace d’errance pour les uns, et de séparation pour les autres, un espace politique et de solidarité. C’est-à-dire un espace de relation. Dès lors, sous l’impulsion de ces acteurs, l’environnement devient le lieu d’une revitalisation militante portée par la citoyenneté ordinaire.
Cette forme de citoyenneté ordinaire nous montre que l’environnement urbain n’est pas qu’un monde d’objet, ni même un monde de spectateurs passifs. C’est un monde de relations, un environnement où l’altérité est comprise et voulue comme le lieu d’une rencontre avec la différence… Il est à noter que cette logique de relation a conduit certaines bibliothèques du secteur à ouvrir leurs portes, dès 2016, à ces « exilés » sans lieu, ni place. L’accueil dans ces espaces institutionnels, permet à ces hommes et à ces femmes de reprendre pied dans un cadre socio-spatial, où il leur est possible d’exister en société. Dans cet espace ils rencontrent des interlocuteurs [5], ils peuvent recharger leurs téléphones et utiliser les ordinateurs pour communiquer avec les membres absents de leur famille. Pour ces centaines « d’exilés » présents dans chacune de ces bibliothèques, ces espaces institutionnels sont un lieu d’ancrage psychique, une coquille à l’intérieur de laquelle prend consistance l’enveloppe groupale nécessaire aux individus. C’est aussi un espace vivable, qui apparaît dans un environnement et un parcours invivable. Certaines bibliothèques sont débordées, les sanitaires sont surexploités. Toutefois le personnel n’est pas dans le rejet, au contraire il cherche des solutions pour accueillir au mieux ce nouveau public, qui se montre respectueux et soucieux d’apprendre le français, notamment lors des cours de FLE (Français langue étrangère) donnés dans l’espace de la bibliothèque.
Les points de ralliement, où s’effectue quotidiennement la distribution des repas par des bénévoles, jeunes et moins jeunes, deviennent également des lieux vivables, qui leur permettent de sortir ponctuellement de l’errance. Par exemple, le mardi 13 mars 2018, nous avons noté [6] :
« 14h30, au niveau de l’entrée du Jardin Eole, rue Riquet, a lieu une distribution de repas, ainsi que de paquets de mouchoirs en papier. Une centaine de personnes, visiblement issues d’Afrique sub-saharienne, sont regroupées à cet endroit. Elles sont habillées proprement, avec des vêtements chauds (manteaux). Elles mangent avec plaisir, des sourires sont sur les lèvres. Il fait autour de 10e, avec un vent qui pénètre à travers les vêtements. Contrairement au mois précédent, il y a peu de femmes et d’enfants ». A ce moment, le territoire mental est celui de la convivialité et de l’espérance. En effet, s’ils sont chassés de la lumière, s’ils sont renvoyés à l’invisibilité, s’ils sont traités par les politiques publiques comme une catégorie d’indésirables, leur présence suscite l’émergence d’une forme d’engagement citoyen et une « solidarité de voisinage ».
Dans les interstices du territoire normatif qui les rejette, d’autres règles apparaissent pour faire de ces lieux la matrice d’une vie sociale fonctionnant sur d’autres règles. C’est ce qu’indiquent nos observations et c’est aussi la réponse à notre question initiale :
En quoi la présence de la population dite « les migrants », qui s’ajoute à la micro-spatialisation de la précarité, sur le secteur de l’APSAJ, modifie-t-elle la dynamique du quartier ?
De nouvelles interrogations se posent, notamment, que signifie le vocable : « migrants » ? Cette terminologie ne renvoie pas aux personnes qu’elle prétend désigner. Au contraire, elle semble constituer une injonction à la simplicité, dans la définition et la réponse attendue. N’est-il pas vain de vouloir contrôler l’incontrôlable ?
L’historien et démographe Hervé Le Bras [7] dit : « Si on laissait les frontières ouvertes, je pense qu’il y aurait pas mal de remous, mais que progressivement cela se tasserait, et qu’à terme les migrations diminueraient ».
[1] Cf. Gaston Bachelard qui nous rappelle que pour habiter l’univers, il faut habiter la maison.
[2] Charlotte Chabas, Le Monde, 10 juillet 2017.
[3] Se dit des peuples qui, vivant dans une nation, y sont minoritaires et qui, tout en conservant leur langue, leur culture, coexistent sans être acculturés par la nation qui les accueille.
[4] Cédric Herrou est un agriculteur producteur d’olives et un militant français pour l’aide aux migrants. Il devient connu en France et à l’étranger à la suite de son arrestation pour avoir aidé plus de 250 migrants à passer la frontière franco-italienne.
[5] En dehors de la communauté de destin qui s’est formée autour de chacun d’eux, les employés de la bibliothèque sont souvent les seuls interlocuteurs, sur le territoire français, à les conseiller, à les reconnaître et à les nommer par leur prénom.
[6] Carnet d’observations.
[7] Hervé Le Bras est démographe et historien, directeur de recherche émérite à l’INED et directeur d’études à l’EHESS. Il est auteur du Mystère français (avec Emmanuel Todd, Seuil 2013), d’un Atlas des inégalités et de L’Âge des migrations, aux éditions Autrement et de Malaise dans l’identité, paru cette année chez Actes Sud, où il constate qu’immigration et émigration sont aujourd’hui les deux manifestations visibles et complémentaires de ce nouveau régime mondial.